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Intervention Mgr. SCHERRER, Evêque de Laval. (18/01/2011)

  « L’hospitalité à l’épreuve du temps » : c’est le titre de la contribution que donnera Sœur Sophie de Saint Joseph, Petite Sœur des Pauvres, mais c’est plus largement le thème inspirateur de ce congrès qui rassemble les Présidents et Présidentes des Hospitalités ce weekend. Puisqu’il m’a été demandé d’introduire cet évènement, c’est bien volontiers que je prends la parole ce matin. Je laisserai le soin à sœur Sophie d’approfondir le sens de l’hospitalité dans la lumière donnée par le témoignage de Jeanne Jugan, fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres. Pour ma part, j’aimerais davantage valoriser le sens et l’importance du temps, ce temps, dont la dimension, avec celle de l’espace, fait partie intégrante de notre condition de créatures. Impossible de penser notre destinée d’hommes et de femmes créés par Dieu en dehors de cette dimension du temps. Chrétiens, notre vocation est d’aimer à la manière de Jésus, mais nous voyons bien que cet appel fondamental ne se vit pas simplement dans la ferveur des commencements, mais qu’il se déploie dans la durée du temps, dans la dynamique d’une maturation et d’une croissance qui est constitutive de cet appel plus fondamental encore à être et à devenir des saints et des saintes selon l’invitation de Pierre dans sa première épître : « À l’exemple du Saint qui vous a appelés, devenez saints, vous aussi, dans toute votre conduite, selon qu’il est écrit : Vous serez saints, parce que moi, je suis saint » (1 Pi 1,15-16).

 C’est le grand défi, en particulier quand nous préparons des fiancés au mariage, de les faire entrer dans cette compréhension du temps si décisive pour mener à bien cette aventure de la vie conjugale et la rendre féconde dans tous les sens du terme. La question de la durée dans le temps est aujourd’hui une question essentielle. Car nous vivons dans une civilisation de l’immédiateté, du tout, tout de suite. Nous le constatons dans les exigences commerciales de nos contemporains. Si j’ai envie d’un réfrigérateur, d’une auto ou d’un ordinateur, aucun obstacle ne doit m’empêcher de l’acquérir dans les délais les plus brefs. Il en va de même sur le plan des relations amoureuses elles-mêmes ; on le voit bien aujourd’hui, ce qui prévaut bien souvent, c’est le nomadisme sentimental et affectif. On imagine trouver son épanouissement dans des expériences fugaces, éphémères, changeantes. La durée du temps est pourtant la seule vérification de notre amour. « La fidélité dans le temps est le nom de l’amour » (Benoît XVI à Fatima). Avant lui, Jean-Paul II avait parlé d’une « loi de gradualité » pour évoquer cette tension progressive des époux vers cet idéal de l’amour humain transfiguré par l’amour de Dieu (1).

Toute vocation, quelle qu’elle soit, intègre cette dimension essentielle du temps. Or nous mesurons tous notre incapacité, sans la grâce de Dieu, à inscrire nos ‘oui’ dans cette progressivité ascendante, dans cette gradualité dont parlait Jean-Paul II ; nous voyons bien qu’il nous est difficile de faire nôtre cette exigence de gratuité qui consiste à durer dans l’amour, qui consiste à grandir dans ce que j’appellerais la « constance » de l’amour. Le grand défi de la vie spirituelle, de la vie chrétienne, c’est d’entrer jour après jour dans la constance de l’amour ; c’est d’apprendre à ne plus zapper avec nos sentiments, avec nos émotions, avec nos promesses, nos résolutions pour entrer avec celui qu’on a choisi d’aimer dans la vérité d’une relation qui dure.

C’est peut être ici l’occasion de nous redire ce qui fait l’originalité du christianisme dans sa manière singulière de comprendre et de concevoir le temps. Le christianisme a apporté un sens de l’histoire. C’est le premier rappel que je voudrais faire en commençant.

 I. LA CONCEPTION DU TEMPS DANS L’HELLÉNISME ET LE JUDÉO-CHRISTIANISME

 Chez les Grecs, d’abord – mais c’est déjà vrai dans les cultures les plus anciennes et les plus traditionnelles (l’hindouisme : les Veda, datés de 1500 avant notre ère) –, le temps se déroule selon un cycle éternel où toutes choses se reproduisent indéfiniment. C’est le mythe de l’éternel retour qui induit chez l’homme de culture grecque une soumission au temps qui sera nécessairement ressentie comme un asservissement et une malédiction. « De là vient que la pensée philosophique grecque s’épuise à résoudre le problème du temps. De là également  tous les efforts qu’elle fait pour se libérer, pour échapper à ce cycle éternel, c’est-à-dire pour s’affranchir du temps lui-même. Les Grecs ne peuvent concevoir que la délivrance puisse résulter d’un acte divin accompli dans l’histoire temporelle. La délivrance réside, pour eux, dans le fait que nous passons de notre existence d’ici-bas, liée au cycle du temps, dans l’au-delà, soustrait au temps et toujours accessible. La représentation grecque de la félicité est donc spatiale, définie par l’opposition entre ici-bas et au-delà ; elle n’est pas temporelle, définie par l’opposition entre le présent et l’avenir. Elle ne saurait être déterminée par le temps, puisque celui-ci est conçu comme un cercle » (2).

 En sens contraire, dans la prédication chrétienne primitive, la conception du salut est rigoureusement temporelle. Pour les chrétiens, le temps n’est pas un cercle, mais une ligne droite, une ligne ascendante à laquelle on attribue un commencement (archè) et une fin (telos). Au centre de cette ligne se situe l’évènement de la naissance, de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth, ce Jésus, Christ, que nous reconnaissons, nous chrétiens, comme la révélation absolue (et définitive) de Dieu aux hommes. C’est à partir de ce point central que s’opère le décompte des années dans notre système chronologique, une habitude qui a été prise définitivement au XVIII° siècle.

Parce que le temps en christianisme est conçu comme une ligne ascendante, un  « accomplissement » (plerôma) y devient possible. Compris de cette manière, le temps n’est pas une réalité opposée à Dieu, mais le moyen dont Dieu se sert pour révéler l’action de sa grâce... et j’ajouterais, le moyen pour nous, les hommes, de sceller notre destinée personnelle et collective par des choix de liberté qui soient vraiment salutaires, porteurs d’amour. On perçoit donc cette particularité essentielle du christianisme : si les anciens subissaient le temps, les chrétiens, eux, le vivent à plein comme une réalité donnée par le Créateur. C’est l’expérience que fait chaque individu : il vit un temps fini qu’il ne se donne pas mais qu’il reçoit. Le temps des chrétiens est un temps donné : notre existence elle-même est un don, c’est une chance qui nous est accordée. Elle est le lieu où notre liberté est appelée à s’épanouir et à se déployer dans le sens du don. Créés libres à son image et à sa ressemblance, nous sommes « appelés par Dieu à vivre la durée située entre notre naissance et notre mort dans l'amour de Dieu et l'amour des autres, durée parcourue comme un chemin vers le Royaume, voie ouverte par le Christ lui-même et définie par lui » (3). C’est ainsi que le temps chrétien est par excellence le temps de l’espérance, un temps ouvert à la fois à la corporéité et à l’intersubjectivité :

- à la corporéité, en ce sens que notre corps, par lequel nous sommes en ouverture sur le monde, est le lieu où nous prenons conscience de notre finitude et en même temps de la valeur du temps qui nous est accordé. Pour cette raison, la maturité du temps ne vient pas de sa durée biologique mais du drame qui s’y joue. On pense à tous ces saints (Stanislas Kostka, Louis de Gonzague, Thérèse de Lisieux, etc.) ou ces génies (Mozart, Schubert) qui sont morts jeunes et ont saisi l’instant de la chance dans le temps qui leur était accordé ; ils sont su, par leur sainteté et leur génie justement, inscrire dans la brièveté des jours une sorte de plénitude, d’absolu. Ils ont inscrit l’absolu dans le fragmentaire (4).

- à l’intersubjectivité, car l’ouverture du temps propre ne se fait pas seulement en direction du monde, il se fait aussi en direction de l’autre. L’homme est un être social, un être de relations, un être, par conséquent, dont les actes librement posés ont une incidence collective. Mystérieusement, les choix que nous posons, les décisions personnelles que nous prenons dans le déploiement de ce temps qui nous est propre, ces décisions, aussi petites soient-elles, affectent la destinée de l’humanité en général. C’est ainsi que le temps personnel et le temps collectif se croisent, s’interpénètrent. Autant le dire, notre existence est unique, et parce  qu’elle est unique, elle s’offre comme un « chantier » où chacun est invité à construire son éternité, mais avec cette conviction qu’on ne peut opérer son salut qu’en coopérant au salut de tous. Comme le disait Denise Legrix : « Le véritable bonheur est de faire celui des autres ». De là l’importance de remplir chaque instant d’une plénitude de sens et d’une plénitude d’amour en se donnant aux autres, tout spécialement les pauvres et les malades, dans une attitude de service et d’hospitalité.

 II. CRÉATION INITIALE ET CRÉATION CONTINUÉE

 En christianisme, nous sommes donc dans la conception d’une ligne temporelle de l’histoire du salut qui va de la création initiale à la nouvelle création, celle que le Christ a inaugurée par sa mort et sa résurrection. Saint Irénée de Lyon est l’un de ceux qui ont su le mieux mettre en valeur cette dynamique d’un salut de l’homme par Dieu qui intègre la dimension du temps. Irénée qui est un grand connaisseur des Saintes Écritures sait que le monde de la Genèse est créé une fois pour toutes par l'unique Dieu Créateur dans un acte d'amour. Mais il montre comment cette création ne s’est pas opérée d’un seul coup, comme par un simple maniement de baguette magique : la création de Dieu est échelonnée dans le temps, par étapes successives. Comme l'artiste crée son œuvre, Dieu procède par degrés, par phases, par touches successives. L’opération de Dieu, son action créatrice est en réalité coextensive à toute l’histoire de l’humanité, du début jusqu’à la fin. C’est pourquoi Irénée insiste très fort sur le fait que Dieu ne créé pas l’homme parfait dès le commencement, mais perfectible, afin de se donner la joie de pouvoir le combler selon une dynamique de croissance (incrementum) et de progrès (augmentum) correspondant à la fois aux capacités forcément limitées de la créature et à la surabondance d’Amour du Créateur. Pour le dire autrement, la raison de la création temporelle est dans l’ajustement graduel de la créature aux biens toujours plus nombreux que Dieu entend lui prodiguer. C’est par conséquent toute l’histoire qui, dans son déroulement, dans son déploiement, est pensé comme le lieu d’une divinisation progressive de l’homme. Cela est manifeste dans la théologie d’Irénée pour qui la loi du temps a une fonction révélatrice et épiphanique de l’Amour de Dieu et de sa puissance. Dieu, écrit Irénée, est « Celui-là même qui a toujours davantage à distribuer à ses familiers, et qui à mesure que progresse leur amour pour Lui, leur accorde des biens toujours plus nombreux et plus grands » (5).

L’originalité de la doctrine juive et chrétienne de la création est là : dans cette affirmation de l’immanence de l’action créatrice de Dieu en tout être, une action ininterrompue depuis les origines. Dans cet esprit, l’homme créé à l’image et à la ressemblance du Créateur est appelé à passer sans cesse d’un moins-être à un plus-être. Saint Paul dira : de « psychique », il doit devenir « spirituel » (cf. 1 Co 15,45). L’apôtre est celui qui nous explique le mieux comment nous avons été créés dans le Fils, ou plus exactement comment nous avons été créés vers le Fils, ce qui signifie que notre perfection est liée à l’image divine pleinement manifestée à la fin des temps dans l’humanité glorifiée du Fils de Dieu. La vocation de l’homme, dira Paul, c’est de parvenir à « la plénitude de la stature du Christ » (cf. Eph 4,13). Il y a, sous-jacente à la pensée chrétienne, comme une loi d'entropie positive du genre humain en marche vers son accomplissement ultime. C’est pourquoi la perfection de la créature n’est pas située au début, mais à la fin : la création achevée, l’humanité parfaite, nous la contemplons déjà dans la personne du Christ ressuscité, dans son humanité glorifiée. C’est vers cette ressemblance avec le Christ que nous devons tendre avec toutes les forces de notre foi, de notre espérance et de notre amour.

 a)      L’espérance chrétienne et les dimensions du temps

 Il y a donc une tension eschatologique de l’homme en chemin vers la plénitude de son accomplissement, et c’est cette tension eschatologique qui fonde la singularité de l’espérance chrétienne. Il est intéressant de voir comment l’espérance chrétienne intègre les trois dimensions du temps :

- le passé, avec la mort-résurrection du Christ comme évènement situé dans l’histoire

- le présent avec l’action présente du Christ ressuscité à l’œuvre dans notre monde

- le futur avec l’attente de l’avènement du Royaume plénier de Dieu

Voilà les trois assises sur lesquelles repose l’espérance chrétienne. On comprend à partir de là que le Royaume de Dieu qui est objet de notre espérance n’est pas simplement et purement une réalité de l’au-delà. Ce Royaume, qui a été inauguré dans l’activité de Jésus (sa prédication, l’accueil et le pardon qu’il a réservé aux pécheurs, les miracles qu’il a accomplis), continue de s’édifier en chacune de nos vies, à travers nos engagements, nos combats, nos souffrances aussi. On perçoit peut-être mieux, à partir de là, ce qui confère à l’espérance chrétienne sa physionomie propre. Beaucoup en effet voient dans l’espérance une sorte d’utopie qui nous propulserait dans un au-delà de nous-mêmes jusqu’à nous faire démissionner de nos tâches présentes. On se souvient que les athéismes et les philosophies du soupçon voyaient dans l’espérance chrétienne un « opium » pour le peuple, comme un moyen de s’évader dans des paradis artificiels pour échapper à cette condition humaine parfois douloureuse et pesante qui est la nôtre. Mais rien n’est en réalité plus étranger à nos convictions nourries de l’Évangile. L’espérance n’est pas une fuite en dehors de notre histoire. Elle nous amène à construire l’avenir dans le hic et nunc de nos existences et de nos  engagements. Par conséquent, loin d’être une démission, l’espérance est au contraire au fondement même de la mission et de l’engagement chrétien. L’espérance qui est tendue vers le futur se vit au présent. Elle est « une force qui nous tire audacieusement vers l’avant, vers la nouveauté, vers le changement, l’inédit. Elle est le contraire de la nostalgie du passé et de la stagnation, de l’immobilisme » (Bruno Leroy). Elle est la « petite sœur, disait Péguy, qui fait marcher les deux autres (la foi et la charité) ». C’est donc une vertu qui nous engage au plus haut point, qui nous presse à aimer nos semblables, à leur offrir le témoignage d’une vie où la parole est en cohérence avec les actes. Espérer, c’est s’engager personnellement pour que le monde devienne plus lumineux et un peu plus humain. L’espérance est donc créatrice ;  elle nous rend acteurs de la transfiguration du monde et de l’histoire. C’est l’expérience des saints et des saintes.

 Espérer, c’est en définitive faire entrer notre vie dans le réel de nous-mêmes sachant que pour un chrétien, notre réel, notre vraie substance, c’est le Christ en personne qui, par sa mort et sa résurrection, nous a déjà fait « passer » (c’est le sens du mot Pâques) de ce monde dans le monde nouveau. Comme chrétiens, nous croyons que l’humanité a de l’avenir parce que, précisément, Dieu a ressuscité Jésus d’entre les morts. Un vrai chrétien est donc quelqu’un qui vit comme il espère. Le grand drame de beaucoup de nos contemporains, c’est qu’ils passent toute leur vie à côté d’eux-mêmes, ils laissent leur existence se dissoudre dans le néant, le hasard, l’éphémère, l’accidentel. En sens contraire, Benoît XVI, dans son beau discours aux Bernardins, a mis en valeur l’exemple des moines qui ont vécu le temps comme une entrée dans l’éternité : « Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’eschatologie ».

 b)     Vivre la grâce de l’instant présent

 Impossible par conséquent de comprendre le salut chrétien sans cette tension eschatologique de l’homme vers Dieu. Cette édification du Royaume nouveau intègre l’efficacité des sacrements. Par les sacrements, en effet, le monde invisible est déjà présent réellement : « cela est », ainsi que le prêtre le dit lors de la consécration du pain eucharistique.

Les sacrements vécus dans le temps nous font déjà sortir de ce temps qui s’écoule pour nous rendre présent à l’éternel Présent. Ils nous font prendre la dimension de notre être éternel.

C’est ainsi que la liturgie célèbre l’irruption de l’éternité dans le temps. De Noël à Pâques, de l’Ascension à la Pentecôte, au gré des rendez-vous successifs du calendrier liturgique, nous entrons dans l’aujourd’hui de la création nouvelle inaugurée par la résurrection du Christ.

Voilà pourquoi le véritable appel qui nous est adressé comme chrétiens, c’est de vivre l’aujourd’hui de Dieu et de son amour, c’est de vivre l’instant présent de sa grâce. La manière dont nous vivons l’instant présent est la vérification concrète de notre attachement au Christ et à son Église. C’est en vivant intensément l’instant présent que nous progressons vers le Royaume et le faisons déjà advenir en ce monde. Un proverbe espagnol dit en sens contraire :

« Le chemin de tout à l’heure et la route de demain mènent au château du rien du tout ».

L’instant présent est chemin vers la sainteté parce qu’il est le point de contact avec la volonté divine. Nous n’atteignons Dieu que dans chaque instant : vivre chaque instant avec un maximum d’amour, voilà le secret d’une vie chrétienne heureuse.

 C’est bien là certainement un grand défi à relever quand on voit aujourd’hui à quel point notre rapport au temps a changé. Nous sommes témoins en effet d’une formidable accélération du temps ces trente ou quarante dernières années :

- par les progrès de la technologie : nos manières de communiquer, de nous déplacer ont considérablement changé les modes de vie.

- la société de consommation nous place devant une multiplicité de choix matériels et relationnels (produits d’alimentation, sports, loisirs)

- l’afflux massif d’informations qui nous viennent de toutes parts engendre un phénomène d’extériorisation maximale qui fait que le temps externe a pris la majeure part de notre perception au détriment de notre temps interne, de ce qui se passe à l’intérieur de nous (question du déficit d’intériorité chez les jeunes générations).

Le temps numérique, celui de nos montres, a fini par imposer sa dictature au cœur de nos vies, sans que nous ayons pu résister à sa conquête. Ce temps numérique qui règle nos journées est aussi une mesure de l’efficacité économique. Combien de machines ont remplacé les hommes pour des raisons de temps. Et c’est même devenu un critère dans le recrutement  et le management des hommes entre eux : dans les embauches, on privilégie ceux qui font en deux heures ce que d’autres font en quatre. On en est arrivé à cette déformation qui nous fait concevoir l’accélération comme une qualité : aller plus vite, c’est être plus intelligent, aller plus vite, c’est être plus heureux. Mais en réalité, depuis 15 ou 20 ans, je parle pour notre monde occidental, nous constatons une régression de l’humanité. On a vu régresser notre comportement humain dans sa capacité relationnelle, dans sa capacité à être heureux, sa capacité à se suffire de ce que l’on a. « Tout doucement est en train de s’installer en nous la perception de l’échec du temps linéaire. C’est là une révolution culturelle majeure : s’apercevoir que demain n’est pas toujours mieux qu’hier, que cette grande hypothèse du XVII° siècle qu’on va toujours vers mieux est en train d’être vouée à l’échec » (6).

 Comment, à partir de là, ré ancrer le temps dans la personne ? En retrouvant cette dimension fondamentale de la rythmique corporelle. Le fait est qu’il faudra toujours neuf mois pour faire un enfant, qu’on n’est pas plus intelligent à 10 ou 20 ans aujourd’hui qu’il y a dix mille ans, signe que la rythmique de l’éveil de l’intelligence ne s’accélère pas. Il y a donc un temps naturel, un temps fondamental. C’est à ce temps de la nature qu’il faut savoir par moments se ré étalonner, ce que favorise par exemple l’occasion des vacances chaque été en famille, ce qu’on redécouvre également à travers les pèlerinages (en particulier celui de Saint Jacques de Compostelle) qui suscitent un engouement croissant depuis plusieurs années.

La deuxième manière de ré ancrer le temps dans la personne, c’est de redécouvrir comment la valeur du temps est liée concrètement à ce que nous vivons. Et ça, c’est la relation humaine.

« La relation humaine est le lieu où je découvre avec émerveillement que l’essentiel, c’est de perdre du temps ; pas simplement d’en prendre, mais d’en perdre. On ne commence vraiment à aimer que quand on perd du temps»7. Mère Teresa disait : « Ne laisse jamais quelqu’un que tu rencontres avant qu’il ne soit heureux de ta rencontre ».

 N’est-ce pas le grand défi à relever lorsqu’on s’engage à accompagner les malades !

C’est cet amour au présent en effet qu’attend le pauvre, le malade, notre prochain. Cet amour exige une attention particulière : une attention qui passe par le regard : regarder autrui, c’est s’efforcer de percevoir ses besoins, ses désirs, ses difficultés, ses aspirations, ses souffrances. Et c’est, après les avoir pressentis et découverts, lui donner ce qu’il attend et ce qui lui manque. Cet amour suppose que l’on se mette sur le même plan que l’autre, sans ombre de mépris, de condescendance : ne pas jouer au docteur si on ne l’est pas, ni au psychologue. Il faut avoir sur l’autre un regard d’amour, un jugement d’amour. Evidemment, cette disponibilité à l’autre ne va pas sans une permanente désappropriation de soi. C’est en ce sens que le temps constitue une mise à l’épreuve de notre charité, de notre agir chrétien. Pouvoir l’intégrer concrètement dans nos engagements caritatifs ou pastoraux est en définitive le moyen le plus sûr d’entrer dans le véritable esprit de l’hospitalité chrétienne. Je vous remercie de votre attention

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1 . Cf. Exhortation apostolique Familiaris Consortio, n. 34.

 2 . Oscar CULMANN, Christ et le temps, Delachaux et Niestlé 1965, p. 37.

 3 . Solange THIERRY, « Temps de l’Inde et temps chrétien ». Sur le site www.religions.free.fr. L’auteur est ancienne directrice d'études à l'École Pratique des Hautes Études de la Sorbonne et spécialiste de la culture orientale et du sanskrit.

 4 . Mais on peut tout autant parler de ceux dont la vocation s’est opérée sur le tard, comme Sainte Thérèse d’Avila, Jeanne Jugan, Petite Soeur Magdeleine, Mère Teresa, des fondatrices d’ordre qui avaient toutes autour de la quarantaine au moment où leur choix de vie s’est précisé. Elles ont « rattrapé »le temps avec une audace et une foi extraordinaires.

 5 . Adversus Haereses IV, 9,2.

 6 . Samuel ROUVILLOIS, « La gestion du temps », Dossier paru dans Vivre Marie, Bulletin de l’Amicale des Petits

Frères de Marie, n° 139, septembre 2010, p. 18.

7 . Ibid., p. 19.

Lire sur le lien suivant : http://www.asprehofran.net/rubrique,intervention-mgr-sche...

20:16 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN | Lien permanent | Commentaires (0) |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |