LA CRISE DE L'AUTORITÉ. (29/05/2006)
Le constat semble impitoyable : l’autorité s’effondre partout, et notamment dans notre monde développé. Crise profonde qui éclate au grand jour dans les institutions politiques, l’école, la justice, parfois l’entreprise… Elle vient même se nicher jusque dans la famille, dont le modèle hérité a connu ces dernières décennies de nombreux chambardements. À vrai dire, partout où les hommes vivent ensemble, la rupture est là, manifeste.
Un rêve s’installe alors : puisque tout semblait tellement plus simple avant, la tâche essentielle consisterait à rétablir cette autorité perdue. Aspiration compréhensible quand le sol se dérobe sous nos pieds. Pourtant, prévient Myriam Revault d’Allonnes dans Le Pouvoir des commencements, « ces invites à restaurer l’autorité recouvrent un contresens massif sur la notion elle-même ».
En effet, ce raisonnement repose sur une confusion : l’autorité n’est pas à confondre avec le pouvoir ou avec la contrainte, elle n’est pas « tout ce qui fait obéir les gens ». L’autorité n’ordonne pas, elle conseille, elle guide, elle oriente. Ce problème de définition est essentiel. Si l’objectif est de restaurer l’autorité, il ne faut surtout pas la confondre avec l’ordre : l’ordre peut régner sans autorité, la coercition lui suffit. Mais quand bien même l’accord se ferait sur ce qu’est l’autorité, cette revendication à la voir de retour buterait encore sur un double écueil.
D’une part, pour apporter des remèdes, il faudrait s’entendre sur les raisons qui ont conduit à ce déclin. L’éloge de la toute puissance de la volonté et de la liberté de l’individu, le règne moderne de la subjectivité s’accommodent mal des figures d’autorité. Mais les multiples ruptures qu’on peut pointer dans le cours de l’Histoire et qui ont conduit, une par une et toutes ensemble, à ébranler l’autorité – la Révolution, le concile Vatican II, les événements de mai 1968 – n’appartiennent pas qu’au passé. Elles continuent d’agir aujourd’hui, au corps défendant, parfois, de ceux-là mêmes qui s’en font les contempteurs.
D’autre part, il est impossible de revenir en arrière comme par magie. L’Histoire avance. Qu’est-ce que l’autorité, toujours présente dans l’histoire des hommes, mais qui se dérobe à la définition ? Parle-t-on vraiment de la même chose selon les champs explorés : le gouvernement ou les relations interpersonnelles…
Le sens donné par le dictionnaire Le Robert en fait d’abord le « droit de commander », « le pouvoir (reconnu ou non) d’imposer l’obéissance ». Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui la distingue de la contrainte ou de la force ? Ne serait-elle donc qu’un attribut du pouvoir ? L’Encyclopedia universalis aide à y voir plus clair : « L’autorité est le pouvoir d’obtenir, sans recours à la contrainte physique, un certain comportement de la part de ceux qui lui sont soumis. »
Une définition qui puise manifestement chez la philosophe Hannah Arendt qui, elle, définissait l’autorité comme la capacité d’obtenir l’obéissance « sans recourir à la contrainte par la force ou à la persuasion par arguments ». En clair, pour Hannah Arendt, l’exercice de l’autorité suppose un consentement de celui sur qui elle s’exerce, donc, de sa part, une reconnaissance du lieu (ou de la personne) dont émane cette autorité.
L’autorité implique donc une relation d’inégalité librement consentie. Les définitions soulignent cette absence de contrainte, de pression, d’intimidation ou de menace. Tout se passe comme s’il y avait, dans l’autorité, un caractère naturel, une forme d’évidence.
En regardant à présent du côté de l’étymologie, on relève que l’autorité, du latin auctoritas, se rattache par sa racine au même groupe qu’augere (augmenter). L’autorité serait alors le moyen de « tirer vers le haut », de « tirer le meilleur de chacun ». Cela suppose la confiance. Une confiance qui ne peut naître que d’une certaine crédibilité. Conclusion : celui qui exerce l’autorité doit non seulement avoir la compétence technique, mais détenir l’épaisseur morale nécessaire à cet exercice. L’autorité ne se confond pas avec le pouvoir. Platon, déjà, pleurait sur l’effondrement de l’autorité… Mais la crise de l’autorité, telle qu’on l’observe aujourd’hui, puise ses racines profondes dans la mutation qui s’est produite en Europe à partir de la fin du Moyen Âge et de l’installation de la Renaissance, jusqu’aux Lumières.
Moment où, résume le sociologue Gérard Leclerc dans son Histoire de l’autorité, «l’Europe est passée d’une forme culturelle qu’on peut appeler le régime de la Tradition, fondé sur l’hégémonie de la croyance religieuse, sur la primauté de la croyance collective et institutionnelle (…) à la Modernité scientifique et idéologique, fondée sur la reconnaissance de la légitimité des croyances individuelles (à travers le primat philosophique et politique du sujet individuel mis en évidence par Descartes), sur la liberté de pensée et d’expression reconnue à tout individu».
Avec les Lumières, naît l’individu, libre de penser seul, libre de contester la coutume, les anciens, les croyances collectives. Ce qui faisait le lien social s’étiole alors, en même temps qu’est brisée l’idée d’une continuité. C’est à l’avenir, et non plus au passé, à la tradition, à la religion, que les Modernes demandent d’autoriser le présent.
Ce renversement n’a pas été sans trouble. Mais la croyance dans le progrès s’est installée, et a fait son œuvre. Jusqu’à sa crise récente. Alors, sur quoi fonder aujourd’hui l’autorité, quand ont disparu à la fois la possibilité de restaurer une continuité illusoire, et l’ambition de faire table rase du passé ? Aujourd’hui, la panne de l’autorité est une panne du désir d’avenir. L’autorité, écrit l’historien et académicien René Rémond, « répond à la conviction (…) qu’aucun groupement humain, si petit qu’il soit, de la famille à la société la plus vaste et la plus complexe, ne peut se passer d’autorité : elle est indispensable pour maintenir la cohésion du groupe, pour imposer aux volontés individuelles le respect d’un intérêt présumé supérieur ». Une autorité qui n’est pas reconnue n’est pas une autorité. Même si s’exprime, ça et là, un désir d’ordre, et même si certains s’empressent de répondre à cette demande supposée, il existe cependant une contradiction majeure : chaque fois qu’apparaît une dérive de type autoritaire, la société française s’empresse de la contester. La crise du CPE a été le dernier exemple en date. La crise centrale de l’autorité aujourd’hui n’est pas tant l’absence de l’autorité elle-même que la multiplication des autorités rivales et, corollairement, la floraison des contradictions qui naissent des multiples allégeances des individus. La confusion guette et, avec elle, les passions identitaires, les fondamentalismes. Là, l’autorité revient en force. Mais sous une forme dévoyée. Si l’autorité est en crise, elle n’est pas morte. Elle est toujours là, même dans les périodes où elle est très contestée. Elle est indispensable à la vie en société et n’a jamais vraiment cessé de jouer son rôle de lien, notamment entre les générations. L’autorité, parce qu’elle n’est pas réductible à une technique mais qu’elle se construit sur des représentations du monde, a été réinventée, chaque jour, à mesure que ces représentations changeaient. Avec, il est vrai, des hauts et des bas.
L’ambition qui pourrait refonder aujour- d’hui l’autorité serait non pas de conserver le monde tel qu’il est, mais de préserver cette autorité de l’usure, d’assurer sa permanence, pour pouvoir assurer une suite et ouvrir sur une expérience à inventer.
L’autorité consisterait alors à donner à ceux qui viendront après nous la capacité de commencer à leur tour. Commencer, c’est commencer de continuer, dans les pas des générations précédentes. Continuer, étant aussi, et c’est notre tâche, continuer de commencer. Paul Ricœur disait : « Je reporte sur ceux qui viendront après moi la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants ».
Un rêve s’installe alors : puisque tout semblait tellement plus simple avant, la tâche essentielle consisterait à rétablir cette autorité perdue. Aspiration compréhensible quand le sol se dérobe sous nos pieds. Pourtant, prévient Myriam Revault d’Allonnes dans Le Pouvoir des commencements, « ces invites à restaurer l’autorité recouvrent un contresens massif sur la notion elle-même ».
En effet, ce raisonnement repose sur une confusion : l’autorité n’est pas à confondre avec le pouvoir ou avec la contrainte, elle n’est pas « tout ce qui fait obéir les gens ». L’autorité n’ordonne pas, elle conseille, elle guide, elle oriente. Ce problème de définition est essentiel. Si l’objectif est de restaurer l’autorité, il ne faut surtout pas la confondre avec l’ordre : l’ordre peut régner sans autorité, la coercition lui suffit.
Un double écueil
D’une part, pour apporter des remèdes, il faudrait s’entendre sur les raisons qui ont conduit à ce déclin. L’éloge de la toute puissance de la volonté et de la liberté de l’individu, le règne moderne de la subjectivité s’accommodent mal des figures d’autorité. Mais les multiples ruptures qu’on peut pointer dans le cours de l’Histoire et qui ont conduit, une par une et toutes ensemble, à ébranler l’autorité – la Révolution, le concile Vatican II, les événements de mai 1968 – n’appartiennent pas qu’au passé. Elles continuent d’agir aujourd’hui, au corps défendant, parfois, de ceux-là mêmes qui s’en font les contempteurs.
D’autre part, il est impossible de revenir en arrière comme par magie. L’Histoire avance.
Le sens de l’autorité
Le sens donné par le dictionnaire Le Robert en fait d’abord le « droit de commander », « le pouvoir (reconnu ou non) d’imposer l’obéissance ». Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui la distingue de la contrainte ou de la force ? Ne serait-elle donc qu’un attribut du pouvoir ? L’Encyclopedia universalis aide à y voir plus clair : « L’autorité est le pouvoir d’obtenir, sans recours à la contrainte physique, un certain comportement de la part de ceux qui lui sont soumis. »
Une définition qui puise manifestement chez la philosophe Hannah Arendt qui, elle, définissait l’autorité comme la capacité d’obtenir l’obéissance « sans recourir à la contrainte par la force ou à la persuasion par arguments ». En clair, pour Hannah Arendt, l’exercice de l’autorité suppose un consentement de celui sur qui elle s’exerce, donc, de sa part, une reconnaissance du lieu (ou de la personne) dont émane cette autorité.
L’autorité implique donc une relation d’inégalité librement consentie. Les définitions soulignent cette absence de contrainte, de pression, d’intimidation ou de menace. Tout se passe comme s’il y avait, dans l’autorité, un caractère naturel, une forme d’évidence.
En regardant à présent du côté de l’étymologie, on relève que l’autorité, du latin auctoritas, se rattache par sa racine au même groupe qu’augere (augmenter). L’autorité serait alors le moyen de « tirer vers le haut », de « tirer le meilleur de chacun ». Cela suppose la confiance. Une confiance qui ne peut naître que d’une certaine crédibilité. Conclusion : celui qui exerce l’autorité doit non seulement avoir la compétence technique, mais détenir l’épaisseur morale nécessaire à cet exercice. L’autorité ne se confond pas avec le pouvoir.
La crise de l’autorité, une histoire ancienne
Moment où, résume le sociologue Gérard Leclerc dans son Histoire de l’autorité, «l’Europe est passée d’une forme culturelle qu’on peut appeler le régime de la Tradition, fondé sur l’hégémonie de la croyance religieuse, sur la primauté de la croyance collective et institutionnelle (…) à la Modernité scientifique et idéologique, fondée sur la reconnaissance de la légitimité des croyances individuelles (à travers le primat philosophique et politique du sujet individuel mis en évidence par Descartes), sur la liberté de pensée et d’expression reconnue à tout individu».
Avec les Lumières, naît l’individu, libre de penser seul, libre de contester la coutume, les anciens, les croyances collectives. Ce qui faisait le lien social s’étiole alors, en même temps qu’est brisée l’idée d’une continuité. C’est à l’avenir, et non plus au passé, à la tradition, à la religion, que les Modernes demandent d’autoriser le présent.
Ce renversement n’a pas été sans trouble. Mais la croyance dans le progrès s’est installée, et a fait son œuvre. Jusqu’à sa crise récente. Alors, sur quoi fonder aujourd’hui l’autorité, quand ont disparu à la fois la possibilité de restaurer une continuité illusoire, et l’ambition de faire table rase du passé ? Aujourd’hui, la panne de l’autorité est une panne du désir d’avenir.
Pas d’autorité sans consentement
Des autorités rivales
L’autorité autorise
L’ambition qui pourrait refonder aujour- d’hui l’autorité serait non pas de conserver le monde tel qu’il est, mais de préserver cette autorité de l’usure, d’assurer sa permanence, pour pouvoir assurer une suite et ouvrir sur une expérience à inventer.
L’autorité consisterait alors à donner à ceux qui viendront après nous la capacité de commencer à leur tour. Commencer, c’est commencer de continuer, dans les pas des générations précédentes. Continuer, étant aussi, et c’est notre tâche, continuer de commencer. Paul Ricœur disait : « Je reporte sur ceux qui viendront après moi la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants ».
12:32 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | del.icio.us | | Digg | | Facebook | |