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LE RAT DES CHAMPS. (31/03/2006)

L'avantage d'être rat des champs, c'est qu'on ne se trouve pas bloqué dans la circulation par les manifestations diverses. Ceci pour dire quelques mots de tout ce bruit autour du CPE : qu'on puisse et doive modifier cette loi paraît évident. Ainsi, il me semble que deux ans pour juger de quelqu'un est un temps clairement trop long. Mais la question que je me pose concerne la précarité : les gens rêvent-ils tous d'un emploi stable à vie ? Dans ce cas, ils rêvent vraiment, depuis le plus profond des sommeils, puisque les temps sont plutôt à la mobilité et à la plasticité ! Et ces dizaines de milliers de jeunes Français qui partent tous les ans travailler à l'étranger l'ont bien compris : ils n'ont pas froid aux yeux et vont affronter des conditions autrement précaires que chez nous ! Mais personne n'en parle, ni ne cite leur courage et leur détermination. À force d'être assistés, n'oublie-t-on pas que la vie est une aventure ? Ce qui n'évacue pas les problèmes du chômage et de l’emploi, mais permet de les regarder en face et donc, très pragmatiquement, de les résoudre.
Comme le disait le psychiatre et hypnothérapeute Milton Erickson : « Votre problème, c'est votre solution ! » Nous nous trompons d’abord - et chacun à sa façon -, là où nous pensons justement travailler à une solution ! Ah, les choses ne sont pas forcément simples ! Qu'en penses-tu mon cher cousin ?

Mon cher cousin des champs,
Rassure-toi, vieux, nous n’avons pas été si bloqués que ça pendant les journées de manif. D’abord, parce qu’il est aujourd’hui possible, dans beaucoup de professions, de travailler à distance, depuis chez soi - il suffit d’un ordi et d’un branchement mail et hop, le rat est content ! Mais la partie la plus jeune de ma tribu - tu sais que c’est une belle tribu - n’a pas eu trop de problème non plus, alors même qu’il était hors de question de rester à la maison : elle s’est même fort réjouie de ce qui se passait dehors, en allant bruyamment manifester dans les rues de la capitale. Je me suis d’ailleurs bientôt retrouvé avec plusieurs vieux et vieilles rats et rates soixante-huitard(e)s de mes ami(e)s, échangeant nos impressions sur le fait que nos rejetons avaient pris notre place sur le pavé. Impressions assez diverses, allant de la franche inquiétude de certaines mères à l’incontrôlable fierté de tel ou tel ex-rongeur trotskiste, racontant comment son fiston l’avait appelé, avec son super portable permettant d’envoyer des images à l’autre bout du monde, depuis la place de la Sorbonne où il se trouvait « héroïquement encerclé », avec plusieurs centaines de ses camarades, par les troupes patibulaires du terrible Sarko. Au moment des faits, la mère du garçon (seize ans) ne parvenait pas, elle, à joindre son fiston, car ce dernier, sitôt qu’il voyait le mot « maman » s’allumer sur son téléphone, s’empressait de ne pas répondre à l’inévitable commandement maternel à rentrer illico. Par contre, quelle joie pour lui de répondre à « papa », pour raconter à ce dernier comment, lui aussi, à son tour, se trouvait à présent sur le front brûlant du Quartier Latin - allant jusqu’à filmer avec son portable, à destination de son père, la façon dont ils dépavaient la place (c’est surtout le premier pavé qui est dur à extirper, ensuite, toute la rue se détricote facilement) : en s’aidant des grilles de fer arrachées du pourtour des arbres, vieux truc d’émeutier, que lui avait précisément expliqué (enseigné !) son paternel qui, à présent, dans un bon resto bourgeois, nous narrait l’aventure d’un air hilare... Transmission du savoir, que veux-tu. Passage de relais. Chaîne admirable de la Tradition, reliant les générations les unes aux autres à travers l’espace-temps et faisant de nos enfants les descendants très loin de Spartacus lui-même…
Bon, allez, OK, j’arrête de rigoler. Mais je ne me moque pas entièrement, figure-toi. Car, même si Daniel Mermet, le fameux journaliste fétiche de France Inter (ce vieux rat que j’ai connu jadis), m’exaspère souvent par son côté politiquement correct - tellement, mais tellement correct, bon Dieu, plus correct que ça, tu meurs ! -, j’ai malgré tout compris ce qu’il voulait dire quand, dans un moment d’exaltation comme il en a souvent sur les ondes nationales, il s’est exclamé : « Ah, quelle joie de voir une nouvelle génération descendre dans la rue et découvrir la conscience politique ! » Sur le coup, il m’a agacé. Quand on entend le mot « conscience » au sens fort, franchement, quelle conscience ont développé nos enfants - qu’ils soient pour ou contre le gouvernement d’ailleurs - en ce début de printemps 2006 ? N’étant pas né en France, ayant grandi dans une culture internationale et européenne, j’ai facilement tendance à trouver, comme la plupart de nos voisins, que les Gaulois sont décidément d’incroyables baratineurs illusionnistes, qui se prennent eux-mêmes au piège de leurs boniments d'éternels révoltés... toujours emplis du rêve de devenir fonctionnaires ! Tu me parles de compatriotes expatriés : ma tribu d'origine vit aux quatre coins du monde et ne cotise à aucune sécurité sociale - les vertiges des petits frenchs d'aujourd'hui les consternent, ou les font éclater de rire ! Bref, j'en étais là...
Et puis j’ai revu ma position sur un point qui me semble crucial. Celui de la transmission, justement, du rituel de passage.
Que les grandes manifs lycéennes et estudiantines servent de rite initiatique, c’est évident, tout le monde le dit. Il ne s’écoule pas cinq ans que, hop ! faut y aller ! c’est quasi obligé, quels que soient le parti au pouvoir et la réforme proposée - avec toujours une référence forte au passé : pour les soixante-huitards, c’était un mélange imaginaire de Résistance au nazisme, de Manifeste surréaliste et de Révolution culturelle chinoise (sic) ; pour les jeunes d’aujourd’hui, une version tout aussi imaginaire de Mai 68, revu et corrigé à la façon hip-hop des ghettos américains (de toute façon, que nous le voulions ou non, nous sommes des rats de plus en plus américanisés, mais c’est une autre question). Bref, il y a du rituel de passage dans l’air. Et c’est là que je voudrais en venir.
As-tu lu « Une boussole pour la vie » de Fabrice Hervieu-Wane ? C’est un bouquin qui parle justement du manque grave de rites de passage dans notre société et de la nécessité d’en réinventer (éd. Albin Michel) si nous voulons que la civilisation perdure et surtout évolue. C’est pas évident mais passionnant. Hervieu-Wane est un excellent journaliste des questions de jeunesse. Il commence par parler des rites initiatiques qui, dans les sociétés traditionnelles, te font passer de l’âge d’enfant à celui d’adulte. Mais tout de suite, tu vois le hic : dans la brousse africaine, on me l’a bien expliqué quand j’y faisais des reportages, c’est un passage net, tu es soit enfant, soit adulte, ce sont deux statuts bien tranchés, avec leurs droits et leurs devoirs archi clairs. Or nous, modernes post-modernes, nous avons inventé une dimension radicalement neuve, qui n’existe nulle part ailleurs : la jeunesse, ce long passage qui va de la pré-adolescence à la pré-maturité et où droits et devoirs se télescopent dans un joyeux bordel…
C’est l’une des pierres d’achoppement, qui nous interdit de transposer directement le schéma des rites de passage traditionnels dans notre monde. Il y en a d’autres. Je ne t’en citerai qu’une, de taille, mais qui, elle, pourrait être très empiriquement être éliminée, ouvrant la voie à une nette amélioration des choses… sais-tu où ? Dans le monde du travail. Ce qui est à l’ordre du jour, à une époque où la question du travail angoisse tellement les jeunes gens.
C’est la psychologue-coach Maryse Delarue qui en parle excellemment, dans cet excellent livre, "Une boussole pour la vie". Cette femme a passé des années dans le monde de l’entreprise française. Sa principale mission était d’y convaincre les patrons et leurs cadres de faire bon accueil aux jeunes arrivants. Elle avait en effet constaté que, non seulement cet accueil manquait dans énormément de boites, mais qu’il était même souvent remplacé par son inverse pur et simple : une sorte de mise en quarantaine préalable. Le nouvel arrivant, qu’il soit diplômé ou pas, est a priori suspecté d’être incompétent, tire-au-flanc et arrogant. Il faut donc d’emblée lui faire comprendre qu’il a intérêt à se tenir à carreau. Ça paraît fou, mais Maryse Delarue (dont l’un des fils fait une belle carrière à la télé) semble très sérieuse : dans beaucoup d’entreprises, les seniors ont a priori peur des juniors (qui vont leur piquer leurs places) et auraient plutôt tendance à leur tendre des pièges qu’à les aider. C’est totalement stupide. La plupart des jeunes gens sont bourrés d’énergie et d’enthousiasme, surtout s’ils viennent de décrocher un premier job. Mais accueillis par une douche froide, ils ne mettent pas deux ans pour devenir comme les plus vieux : aigres, méfiants et revanchards. C’est pourquoi cette psy du travail a installé, dans pas mal de boites, des rites de passage, où les seniors accueillent les juniors de façon sereine et responsable : en transmetteurs de savoirs et de connaissance. Cela demande naturellement des seniors bien dans leurs baskets. Et là, bien sûr, le serpent se mord la queue, parce que des jeunes humiliés et mal accueillis deviendront des vieux amers qui, à leur tour, ne comprendront pas la génération montante, etc. J’en suis convaincu : l’un des problèmes de l’Occident actuel, ce ne sont pas ses jeunes, mais ses vieux, qui ne jouent pas bien leur rôle. Nous avons beaucoup de vieux sportifs et de vieux beaux (belles), mais pas assez de vieux sages ! Pas assez de visions sublimes de vieillards admirables ! Pas assez de Mathusalem passés au-delà de l’apparence des choses. La forme du monde à venir, ce sont principalement les jeunes. Mais les responsables du monde présent, ce sont principalement les vieux.
Hugh !
Embrasse ta rate.

( source : Nouvelles clés ).

20:05 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN | Lien permanent | Commentaires (11) |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |