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L'INSOLENCE DES ÉVANGÉLIQUES. (12/06/2007)

 
C'est à une Eglise latino-américaine en crise que rend visite Benoît XVI, du 9 au 14 mai. A Aparecida (Brésil), le pape doit ouvrir la cinquième assemblée du Conseil des épiscopats latino-américains (Celam), succédant à celle de Saint-Domingue en 1992. Pour la première fois, les responsables catholiques du sous-continent vont s'affronter sur la délicate question de leur érosion numérique au profit d'Eglises évangéliques ou pentecôtistes, dont la croissance et l'appétit de pouvoir déroutent les observateurs.

En vingt-cinq ans, l'Eglise catholique du Brésil aurait perdu un quart de ses fidèles. Chaque année, 600 000 personnes la quittent, et les évangéliques représenteraient jusqu'à 18 % de la population. Des chiffres qui ne prennent pas en compte ceux qui "zappent" d'une Eglise à une autre, "cathos évangéliques" ou "cathos candomblés", du nom de la religion traditionnelle d'origine africaine.

La force des évangéliques est aussi médiatique et politique. Edir Macedo, évêque, chef de l'Eglise universelle du royaume de Dieu, contrôle TV-Record, la troisième chaîne nationale, des dizaines de radios locales et un journal gratuit distribué à des millions d'exemplaires. Regroupés dans le Parti républicain brésilien, ils ont fait campagne pour la réélection du président Luiz Inacio Lula da Silva et sont présents au gouvernement, avec José Alencar, vice-président. Marina da Silva, ministre de l'environnement, appartient au Mouvement progressiste évangélique.

En Argentine, en vingt ans, ce sont 4 millions de fidèles (10 %) qui se seraient éloignés de l'Eglise catholique, et les évangéliques représenteraient 10 % de la population, le double dans les quartiers les plus défavorisés des grandes agglomérations. Au Mexique, depuis 1970, la population catholique a chuté de 10 points et le dynamisme des évangéliques se traduit par des rachats d'immeubles et des opérations médiatiques. Le clergé catholique compte 14 000 prêtres, soit 1 pour 90 000 habitants. Les pasteurs évangéliques, autoproclamés ou formés de manière expéditive, sont déjà presque trois fois plus nombreux.

En Amérique centrale, le boom des évangéliques est encore plus spectaculaire. Au Guatemala, les nouvelles Eglises recrutent dans les populations indiennes et tirent le bénéfice de leur participation au mouvement antiguérilla lors des années 1960-1996. Leurs lieux de culte poussent comme des champignons au Nicaragua, au Honduras, au Salvador. Les pratiques syncrétistes sont également répandues en Haïti où, depuis 2003, le vaudou est reconnu au même titre que les autres religions, et à Cuba, où la majorité des catholiques pratique la santeria, le culte afro-américain local.

Comment en est-on arrivé là ? Le catholicisme latino-américain a longtemps servi de modèle : nombre record de fidèles - 40 % des catholiques dans le monde (1,1 milliard) -, inventivité théologique, engagement dans les luttes sociales. Sans oublier la palme du martyre : lors des dictatures et conflits des années 1970-1990 - Chili, Argentine, Brésil, Haïti, Salvador, Guatemala, Nicaragua -, des évêques (Mgr Romero au Salvador, Mgr Angeleli en Argentine), des prêtres, des religieux et religieuses (les Françaises Alice Domont et Léonie Duquet, "disparues" sous la dictature argentine de 1976-1983) et de nombreux militants laïques ont payé du prix du sang leur soutien non violent aux forces de restauration de la démocratie, de défense des pauvres, des paysans sans terre et des populations indigènes.

Lors des conférences des évêques du Celam à Medellin (Colombie), en 1968, en présence du pape Paul VI, et à Puebla (Mexique) avec Jean Paul II, en 1979, une minorité d'évêques et de théologiens progressistes avait réussi à imposer une "option préférentielle pour les pauvres", qu'ont incarnée ensuite des "prophètes" comme Helder Camara, évêque du Nordeste brésilien (mort en 1999), Mgr Proano, évêque des Indiens en Equateur, le cardinal Silva Henriquez, archevêque de Santiago (Chili), fondateur du Vicariat de la solidarité sous la dictature de Pinochet, Mgr Samuel Ruiz, avocat des Mayas du Mexique.

Parallèlement, la "théologie de la libération", née au Pérou avec Gustavo Gutierrez, étendue au Brésil avec les frères franciscains Leonardo et Clovis Boff, au Salvador avec le jésuite Jon Sobrino - que Benoît XVI vient encore de sanctionner -, au Chili avec Pablo Richard, au Mexique avec Enrique Dussel, est devenue la bête noire des stratèges nord et sud-américains de l'anticommunisme, qui y voient une sorte de bible marxiste pour les guérillas d'Amérique latine.

Les blâmes du Vatican, qui a réduit au silence Gustavo Gutierrez et Leonardo Boff, n'ont pas peu contribué à la diabolisation de cette théologie de la libération, qui se voulait, plus modestement, une analyse de la "force historique des pauvres" à partir de la relecture des textes bibliques menée au sein de "communautés ecclésiales de base", lieux d'éducation populaire, de catéchèse, de liberté et de résistance. C'est dans ces milieux catholiques que Lula da Silva, au Brésil, a construit le succès de son Parti des travailleurs.
Si l'on s'en tient à la lecture des documents préparatoires à la conférence épiscopale d'Aparecida (Brésil), qu'ouvrira le pape, deux lignes divisent aujourd'hui le catholicisme sud-américain. D'abord, une ligne néoconservatrice, représentée par des mouvements inégalement puissants - Opus Dei au Pérou, Légionnaires du Christ nés au Mexique -, par de nouvelles générations d'évêques, par des prédicateurs du Renouveau charismatique comme le célèbre Père Marcelo Rossi qui, à la mode pentecôtiste, remplit des stades brésiliens.
Pour eux, la "politisation" de l'Eglise est largement responsable de son érosion numérique. Elle a touché les classes moyennes, intellectuelles, les forces d'opposition, mais négligé les besoins spirituels des populations marginalisées. Cela aurait profité aux groupes évangéliques, plus prompts à former des "pasteurs", à quadriller les quartiers pauvres avec leurs réseaux d'entraide, à promettre des bienfaits immédiats en termes de santé, de lutte contre l'alcool ou la drogue.

Pour ces néoconservateurs, la solution est celle du "verrouillage" : l'Eglise catholique ne doit pas céder à la pression de ses concurrentes évangéliques. Il lui faut rester elle-même, revenir à un strict formalisme dans ses séminaires, dans la formation de ses laïcs, dans ses formes liturgiques, dans l'éducation religieuse, dans son combat pour la vie (anti-avortement, anticontraception). Déjà, lors de la dernière conférence du Celam, à Saint-Domingue en 1992, les courants conservateurs et le Vatican avaient imposé ce rééquilibrage et une ligne de "nouvelle évangélisation des cultures", comprenant un investissement massif dans la communication et la formation à destination des zones urbaines et sécularisées.

Puis il y a la deuxième ligne, très minoritaire, dite "prophétique", celle qui ne se résigne pas au recul de l'"option prioritaire pour les pauvres". Dans la revue espagnole Adital de février 2007, le Brésilien Jung Moi Sung - qui fait partie de la nouvelle génération de théologiens de la libération capable de faire la critique de la précédente - écrit : "Il nous faut reconnaître que le rêve caressé par les communautés de base et notre théologie, selon lequel la masse des chrétiens en Amérique latine adopterait le christianisme de libération, a été mis en déroute." Il déplore que "les méthodes de marketing pour augmenter le nombre des fidèles soient devenues plus importantes que le rôle prophétique du christianisme dans la construction d'une société plus juste et plus humaine". Mais il ne désespère pas du rôle d'avant-garde que les chrétiens sont appelés à jouer dans les luttes écologiques, auprès des populations indiennes, des femmes et de tous les laissés-pour-compte des économies néolibérales.
L'"option préférentielle pour les pauvres" demeure celle d'évêques comme Mgr Amazzini au Honduras ou Mgr Fernando Lugo au Paraguay qui, plébiscité par la population, vient de renoncer à sa fonction pour se présenter à la prochaine élection présidentielle. Au Venezuela, en Argentine, au Chili ou ailleurs, l'Eglise catholique sait aussi protéger son indépendance, lutte contre la corruption politique, participe aux manifestations de rue, apparaît dans les sondages comme l'institution la plus crédible. En Argentine, par exemple, les relations sont tendues entre la hiérarchie et le président Nestor Kirchner, critiqué dans ses homélies par le cardinal jésuite José-Maria Bergoglio, archevêque de Buenos Aires.

"Avec la mondialisation, les idées, les religions, les Eglises circulent, résume le Père Philippe Klöckner, responsable du Centre épiscopal France-Amérique latine (Cefal). Si l'Eglise catholique en Amérique latine fait le choix de se barricader contre les évangéliques, elle mourra avec ses certitudes."

Henri Tincq (avec nos correspondants en Amérique latine)

19:11 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, foi, spiritualite-de-la-liberation, spiritualite, action-sociale-chretienne |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |