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LA PENSÉE RELATIVISTE. (13/01/2008)

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L’homme moderne, on le sait, exalte la liberté pour elle-même, comprise comme autonomie absolue et comme constitutive de la dignité de l’homme. Sur ce dernier point, il hérite en fait d’un des apports les plus significatifs de la pensée chrétienne qui regarde effectivement la liberté comme le noyau de la dignité de l’homme en tant qu’homme, et non plus en tant que citoyen ou que puissant de ce monde, rompant en cela avec l’Antiquité classique. Il s’agit ici de la « liberté de », de la faculté d’auto-détermination, de l’exercice de l’autonomie sans laquelle la dignité de la personne resterait un vain mot.

Mais en tenant pour première, au sens d’absolue, la liberté, alors qu’elle est plutôt le centre dynamique de la volonté, l’homme moderne fait de la liberté à la fois le fondement, l’objet et la fin d’elle-même. D’où la réduction de la liberté aux impulsions de la soif de pouvoir, de la sensualité, du sentiment, d’où son caractère velléitaire. D’où également l’élimination de la transcendance comme fondement de la référence à la norme objective, surtout en morale. Or, malheureusement, le refus de la reconnaissance d’une transcendance laisse l’homme démuni face à l’arbitraire de son semblable ou du pouvoir politique ou économique.

Par ailleurs, en absolutisant la liberté de choix de l’individu, la pensée moderne cherche à multiplier à l’infini les possibilités de choix éthiques, comme l’on ferait d’un bien de consommation. La recherche de la liberté de choix découplée de la recherche de la vérité a alors besoin du relativisme et permet à chacun de vivre tranquillement au rythme de sa subjectivité. Mais la conséquence de ce refus de la norme objective est aussi la disparition du choix lui-même. Il faut alors constater le caractère vain de la liberté, du libre-arbitre qui reste ainsi « suspendu ». Ou pire, constater que l’exaltation de la liberté-autonomie pour elle-même a engendré les pires totalitarismes : « L’homme qui n’accepte pas d’être relativement libre sera absolument esclave ». Au contraire, « seule la puissance des limites fait que l’esprit se cabre, s’enflamme, s’élève au-dessus de lui-même » .

Ballottée, sans point d’ancrage transcendant sur le plan de la pensée, la liberté s’est ainsi réfugiée vers le nihilisme, ou aujourd’hui, vers un relativisme qui se veut « soft » mais qui se révèle parfois aussi « hard », aussi violent que peut l’être le nihilisme. L’homme post-moderne conçoit toujours la liberté comme un envol, mais ce serait maintenant une évasion en douceur vers le Nirvana de son choix, dans l’absence de souffrance et de contrainte, au besoin au moyen de l’évasion du corps. L’évocation de la vérité est alors incongrue, voire dangereuse car porteuse de conflits. L’expression de certaines options, notamment dans le domaine de la morale dite « privée », peut provoquer le passage à la phase violente, alors même que cette pensée « soft » prône la « tolérance », entendue comme consécration du relativisme, présenté comme une condition nécessaire de la démocratie, elle-même conçue comme la forme idéale de gouvernement pour la concorde sociale. Elle aspire au pluralisme d’opinion (lequel, d’ailleurs, est consacré dans certains systèmes juridiques comme un principe fondamental, alors même qu’il porterait sur des valeurs éthiques essentielles). Elle voit dans la référence à la vérité ou à une norme objective extrinsèque une menace pour la liberté : il est par exemple frappant de voir que la controverse est parfois plus franche et approfondie dans une collégialité lorsque l’enjeu porte sur une décision de portée purement technique que sur des sujets de société qui mettent en cause des valeurs morales. Il peut arriver dans ce dernier cas de voir certains se soustraire à la discussion et préférer passer rapidement au vote. C’est sans doute parce qu’ils sont convaincus que ce type de sujets relèvent de la sensibilité de chacun et n’est donc pas susceptible de progresser par une discussion rationnelle. Dans cette optique, la controverse s’apparenterait à une intolérance. La sauvegarde de la liberté résiderait dans le refus du dialogue.

La pensée relativiste exalte en même temps la « tolérance » conçue comme une protection contre l’arbitraire du « dogmatisme ». En effet l’homme contemporain, après avoir exalté la raison pour elle-même, en est arrivé à ne plus croire à la capacité de celle-ci d’appréhender la vérité. Le même processus de dévalorisation se reproduit d’ailleurs chaque fois qu’une faculté de l’homme est exaltée pour elle-même et dissociée de l’harmonie avec les autres facultés qui composent la nature humaine, comme le montre la dévalorisation actuelle de la sexualité. La seule mention du terme « vérité » est donc taxée parfois d’intolérance dangereuse. La liberté devrait alors être protégée contre la vérité, contre la prétention à la vérité. Le salut serait dans le pluralisme d’opinion, entendu comme relativisme.

Dans cette optique relativiste, la consécration de la liberté de conscience est vue en principe d’un oeil bienveillant ; pourtant, il est évident que la régulation juridique de la société nécessite de trancher, et pas seulement de « concilier », comme on préfère dire aujourd’hui, entre les valeurs auxquelles les consciences se déclarent attachées. Or le pluralisme auquel la pensée libérale est si attachée est battu en brèche par l’existence sur certains sujets de jugements de valeur obligatoires, en forme de « pensée unique », qui sont reçus sans réticence par ceux-là mêmes qui se défendent de vouloir une morale universelle. Cet attachement proclamé au pluralisme est-il sincère ?

Par ailleurs, cette pensée « soft » n’est pas exempte de toute implication revendicatrice : par exemple, là où un juriste ne consacrerait tout au plus que des tolérances, voire des libertés, les tenants de cette conception « soft », par le détour des droits de l’homme, revendiquent parfois violemment la consécration juridique de droits-créances. Ce qui au départ était présenté sous la forme d’une demande de respect pour des formes particulières de la liberté individuelle, au nom du respect de la vie privée, se transforme en exigence de consécration juridique et devient une véritable valeur sociale proposée à tous, comme on le voit dans les sociétés occidentales à propos du statut de la famille. Et une certaine forme de mondialisation contribue à propager ces évolutions avec valeur de modèles impératifs ; elle se traduit par une normalisation de ce qui, au départ, ne se présentait que comme une forme de « tolérance », au sens de respect. Là encore, il faut bien constater qu’il s’agit d’une aporie.

C’en est encore une, lorsqu’au nom de la tolérance, on exige que l’expression de certaines convictions soit reléguée dans la sphère privée et qu’on leur refuse tout droit de cité dans la sphère sociale, comme c’est le cas pour certains signes ou comportements religieux ou pour l’objection de conscience. Sur ce dernier point, certaines législations récentes cantonnent le bénéfice de l’objection dans l’exercice de la profession à l’individu considéré isolément, par exemple au médecin, et le refuse à cette même personne si elle est responsable d’un service ou d’une équipe. L’idée sous-jacente est sans doute que cette objection contraindrait à son tour les membres de l’équipe qui ne la partagent pas : mais au nom de quoi la conscience des uns serait mieux protégée que celle des autres ? Ce n’est malheureusement pas la tolérance telle qu’elle est comprise dans la pensée moderne et « post-moderne » qui permet de résoudre ce type de problème. Il faut bien alors constater que l’invocation de la tolérance finit dans certains cas par brider l’expression de certaines convictions. Or la liberté de conviction n’est rien sans la liberté d’expression. On se heurte ici à la « face sombre » de la tolérance libérale et aux limites du pluralisme appliqué aux valeurs fondamentales d’une société.

En effet, comme l’explique Charles Taylor, on trouve dans la société libérale « une conception qui accorde une certaine valeur à l’auto-accomplissement, et qui accepte de reconnaître que celui-ci peut échouer pour des raisons qui sont internes à l’agent, mais qui pose également qu’aucune directive valide ne peut, par principe, être imposée par l’autorité sociale, en raison de la diversité humaine et de l’originalité de chacun ».

Peut-on alors oser soutenir aujourd’hui qu’une norme morale objective, susceptible d’encadrer l’usage de la liberté, doit être consacrée dans les systèmes juridiques et sociaux, surtout si elle a trait au comportement privé ? Voici posée la question de la validité universelle, donc de la véracité, de cette norme. Ce qui renvoie à l’inéluctable question de la vérité sur l’homme, que les sociétés modernes auraient pourtant souhaité éluder comme le type même de question insoluble par la raison et qu’elles voudraient résoudre par un appel à la « conscience collective », à l’opinion publique, telle que préparée par les médias, c’est-à-dire en définitive, par ceux qui les maîtrisent.

Caractère vain, illusoire de la norme, de la raison, de la vérité... La libération authentique est-elle encore possible ou bien est-elle vaine également ?

Et pourtant, l’aspiration à la libération est inscrite au fond du cœur de l’homme. C’est une affaire de vérité. Il est grand temps de lever les ambiguïtés. Puisque la conception libérale individualiste de la liberté souffre de telles contradictions internes, il n’est pas étonnant qu’elle se révèle si peu féconde dans la pratique et si peu épanouissante pour la personne. Il convient donc d’élargir la perspective en acceptant d’inscrire cette liberté dans la recherche de la vérité sur l’homme et sa liberté.

Bruno LEROY.

21:15 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, foi, spiritualite-de-la-liberation, spiritualite, action-sociale-chretienne |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |