Nos Pères dans la foi et nos frères dans la vie de l'Esprit. (23/11/2006)
Notre monde est confronté à des problèmes que les Pères de l’Église n’auraient jamais imaginé. Peut-on donc réellement penser que ces Pères ont encore quelque chose à nous apporter ? Marie-Anne Vannier, docteur en philosophie et en théologie et enseignante à l'Université de Metz, aborde cette question. Dans cette réflexion elle montre à la fois la place des Pères dans la Tradition de l’Église et l’actualité de leur pensée pour les divers champs théologiques (liturgie, ecclesiologie, exégèse, dogmatique...).
Bien qu’éloignés dans le temps, les Pères, qui furent les colonnes de l'Église après les Apôtres, sont encore actuels. Ils sont à juste titre appelés nos Pères dans la foi et nos frères dans la vie de l'Esprit. Si la première dénomination manifeste leur actualité, la seconde montre à quel point ils ont eu l’expérience de l’Esprit Saint et comment ils nous aident à la comprendre et à en vivre. À côté de l'Écriture, ils constituent la Tradition vivante et ils ont une actualité de fécondation, dans la mesure où ils contribuent à réaliser un renouveau ou un discernement, ce qui apparaît nettement au moment des Conciles, lorsque la référence aux Pères permet de prendre un tournant.
Mais, les Pères n'en sont pas moins nos Pères dans la foi et ils ont, sur ce plan, une véritable actualité, tant pour définir notre identité chrétienne dans une société sécularisée que pour approfondir le sens de la liturgie, les différentes voies de l’exégèse, l’élaboration dogmatique...
L’annonce de l’Évangile, hier et aujourd’hui
En effet, la discussion qu'ils ont entamée avec la culture grecque ou romaine n'est pas sans analogie avec le dialogue que nous engageons avec le monde actuel. Certes, notre situation est plus confortable, car, généralement, nous n'avons pas à plaider pour que le christianisme ait droit de cité, les Apologies ne sont plus de mise, nous ne connaissons plus de persécutions à cause de notre foi, du moins en Europe, mais il nous revient de définir notre identité chrétienne dans une société sécularisée, où le christianisme tend à devenir un fait de culture (quand il n’est pas oublié), plutôt qu'un chemin de vie. Les Pères nous y aident, eux qui ont fait de leur vie un Évangile vivant, qui ont su rendre compte de leur espérance. Certains d’entre eux ont témoigné jusqu’au martyre, mais à partir de la paix constantinienne au IVe siècle, d’autres ont connu un contexte plus serein. Ils ont, alors, été les fondateurs de la civilisation chrétienne. Ils ont permis à l’Évangile de pénétrer dans une civilisation qui lui était étrangère. Sans doute ne pouvons-nous pas reprendre terme à terme leurs catégories qui sont essentiellement celles de la culture grecque, mais avec un esprit analogue au leur, nous pouvons dégager les convergences et les divergences entre la civilisation actuelle et le christianisme et voir comment l’Évangile est une Parole de vie aujourd’hui encore.
L’un des domaines privilégiés est l’anthropologie. En effet, les Pères ont su dégager une vision chrétienne de l’être humain . Ce n’est pas un hasard s’ils ont consacré de longs commentaires au verset de Genèse 1, 26, relatif à la création de l’homme à l’image de Dieu. Sans doute ne procédons-nous plus de même, mais la conception de l’être humain qu’ils en ont retirée n’en est pas moins parlante pour notre époque. Elle n’a rien de statique, mais elle suppose un progrès constant. C’est celle d’un être créé, en relation avec son créateur, qui s’accomplit dans cette relation même, qui, par une conversion sans cesse renouvelée, par le concours de la liberté et de la grâce, est appelé à la divinisation. Le premier à avoir proposé cette conception de l’être humain n’est autre qu’Irénée de Lyon qui, dans sa lutte contre la gnose, a été amené à dire que "la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et la vie de l’homme, la vision de Dieu" ou encore que "Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu". Force est de constater la profondeur de l’approfondissement anthropologique qui a été le sien à l’aube du premier millénaire. Quelques siècles plus tard, Augustin est allé encore plus loin, en se faisant, en quelque sorte, précurseur des philosophies du sujet, en montrant que l’être humain se constitue dans la relation à Dieu et aux autres, en d’autres termes par la médiation de l’altérité et de l’intersubjectivité. Il a développé, dans ses commentaires de la Genèse principalement , toute une dialectique autour du terme de forma, pour montrer que l’être humain, qui reçoit sa forma à la création, peut devenir deformis forma (difforme) par l’aversio a Deo, s’il se détourne de son créateur, ou forma formosa (forme belle) par la conversio ad Deum, en se tournant vers son créateur, avant d’être conformé à la Forma omnium, à la Forme par excellence qu’est le Christ. C’est justement à cette conformation au Christ qu’invite la liturgie.
La liturgie et l’ecclésiologie
Dans ce domaine aussi, les Pères ont été des pionniers. Non seulement, ils ont organisé le déroulement liturgique, mais ils l’ont fait avec talent. De la Didachè aux liturgies du IVe siècle, ils ont articulé célébration de la Parole et de l’eucharistie, ils ont mis en place tout un symbolisme, que nous redécouvrons aujourd’hui, non pour en garder la nostalgie, mais pour entrer toujours davantage dans la dynamique de la vie chrétienne qu’ils ont su si bien mettre en relief. Aussi est-il bon de relire leurs catéchèses baptismales, non seulement en vue du catéchuménat adulte, mais aussi pour avoir une explication du Credo ou un rappel du symbolisme baptismal : la mort au péché, signifiée par l’immersion, la Résurrection dans le Christ, exprimée par la sortie de la piscine baptismale et l’incorporation au Christ, manifestée par le vêtement blanc.
Le document récent : Aller au cœur de la foi , s’il ne mentionne pas explicitement l’apport spécifique des Pères, se situe dans leur esprit, dans la mesure où il invite à recentrer la catéchèse sur l’expérience de la Vigile pascale, autour de laquelle converge tout l’enseignement des Pères, et dont il importe de redécouvrir le quadruple symbolisme de la lumière, de la Parole, de l’eau et de l’eucharistie. Il y a là encore tout un chemin à faire.
Il en va de même dans le domaine de l’ecclésiologie. Les Pères ont eu une forte expérience de l’Église, ils l’ont édifiée et organisée, mais ils n’ont pas écrit de traité d’ecclésiologie. Ils ont été avant tout des pasteurs, soucieux de l’unité de leurs communautés. La fraternité , qui est le don de l’Esprit Saint, concourt à réaliser l’unité de l’Église, qui était une priorité dans les premiers siècles où justement l’Église devait être unie, où elle devait s’organiser et avoir une solide dynamique intérieure pour résister aux attaques extérieures et être reconnue. Cela apparaît nettement dans les Lettres d’Ignace d’Antioche. Progressivement, une hiérarchie se met en place, les ministères se diversifient. L’ecclésiologie de communion prévaut. C’est justement cette ecclésiologie de communion qui a été redécouverte à Vatican II, avec la grande Constitution dogmatique sur l’Église qu’est Lumen gentium. Cette ecclésiologie de communion, qui est celle-là même de l’Écriture, est pleine d’espérance pour notre époque et demande à être approfondie et vécue.
L’exégèse
Or, les Pères étaient de grands lecteurs de l’Écriture. Le plus souvent, ils la connaissaient par cœur. Ils ont été les premiers à poser les bases de l’exégèse. Il ne s’agit pas de revenir à leur exégèse, le plus souvent, allégorique et spirituelle, mais d’allier compréhension de l'Écriture et vie ecclésiale, le goût de la Parole vécue, célébrée, méditée.
Alors que cette science de l’interprétation qu’est l’herméneutique est fondamentale à notre époque, les Pères, les premiers, ont été confrontés à une tâche d'interprétation, celle de l'Écriture, aussi bien dans leurs homélies, dont le genre littéraire venait d'ailleurs de la liturgie de la synagogue, que dans leurs explications catéchétiques..., du fait que le christianisme est, comme le Judaïsme, une religion du Livre. Les commentaires de l’Écriture tiennent, en effet, la plus grande place dans les écrits patristiques. Les raisons en sont diverses : tout d’abord, les Écritures sont l’expression de la présence de Dieu au milieu de son peuple, elles expriment l’alliance avec Dieu, ce qui a amené les Pères à développer la notion d’économie du salut, à préciser le rôle de l’Esprit Saint qui est à l’œuvre dans l’Écriture, à approfondir la relation de l’homme à Dieu, ce qui a amené les Pères à redéfinir l’anthropologie. Pour les Juifs, les Écritures étaient la Torah vivante (Néhémie VIII). L’explication qui en a été donnée en même temps : la Loi orale (Torah she-be’al peh), qui s’est développée dans la Mishna (la législation issue de la Torah) et dans le Talmud, qui la commente, était également révélée. Pour les chrétiens, il en va différemment : le Christ est la Parole faite chair (Jn 6). Toute la Bible nous dit que "Dieu a parlé". La Parole (Dhavar) traverse toute l’Écriture. Mais, cette Parole n’est plus seulement pour nous celle que Dieu adressait à son peuple par l’intermédiaire des prophètes, ou même celle qui était manifestée comme Torah métaphysique dans le Pentateuque. Cette Parole s’est incarnée dans notre nature, elle est devenue un homme (Jn 1, 14). C’est là une révolution sans précédent. Dieu s’abaisse, comme l’explique l’hymne aux Philippiens pour venir nous rejoindre dans notre humanité et c’est là qu’il nous donne de le connaître. Désormais, tout ce qui est humain passe en Dieu et réciproquement.
La typologie
Aussi, à la suite de saint Jérôme, les Pères rappellent-ils qu’« ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ », d’où l’importance qu’ils leur accordent, d’où l’unité qu’ils soulignent entre les deux Testaments, leur symphonie et la relecture de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau, ce qu’on appelle la typologie (du grec typos, i.e. figure) qui voit dans l’Ancien Testament des figures, des annonces de ce qui est accompli dans le Nouveau Testament. Cette méthode exégétique était déjà employée dans le judaïsme à travers la lecture midrashique, mais dans la perspective de l’attente du Messie, alors que les chrétiens relisent l’Ancien Testament à la lumière du Christ. Typologie et christologie sont alors liées, comme l’a souligné saint Paul. On trouve aussi cette méthode dans l’Apocalypse (14, 6) quand il est question de l’Évangile éternel. En la reprenant, les Pères n’innovent pas, mais ils vont s’attacher à faire ressortir l’unité de l’Écriture, la symphonie des deux Testaments, comme disaient Irénée et Jean Chrysostome. À la suite de saint Paul, Irénée fait un grand usage de la typologie. Non seulement, il entendait montrer par là l’unité des deux Testaments à l’encontre des gnostiques qui refusaient l’Ancien Testament, mais il s’attachait également à faire ressortir comment le Christ est le Nouvel Adam et Marie, la nouvelle Ève grâce à laquelle le salut est passé dans l’humanité. Loin d’être restée lettre morte, cette méthode est reprise aujourd’hui dans le cadre de la rhétorique biblique.
L’herméneutique (interprétation)
Mais si l’Incarnation a une place centrale, les Pères n’en ont pas moins été confrontés à une double tâche d’exégèse et d’herméneutique, d'interprétation de l'Écriture, aussi bien dans leurs homélies, dont le genre littéraire venait d'ailleurs de la liturgie de la synagogue, que dans leurs explications catéchétiques... Il leur a donc fallu commenter constamment l'Écriture, cette Parole reçue, proclamée dans la liturgie, transmise dans la catéchèse... C'est une lecture croyante et le plus souvent ecclésiale et théologique des Écritures, assez différente de l'exégèse, essentiellement scientifique, que nous connaissons actuellement, qu'ils ont proposée. Ils ont illustré le sens étymologique du terme d'exégèse qui, en grec, signifie exhgeomai, c'est-à-dire : expliquer, aller vers, comme on le voit, en Jean 1, où Jean nous conduit vers le Verbe et le Verbe nous amène, à son tour, vers le Père. Ils ont suivi le Christ qui est lui-même "l'exégète du Père" et l'exégète de toute l'Écriture, comme il le manifeste aux disciples d'Emmaüs (Lc 24, 25-27). Comme le disait Origène, "les divines paroles disent que les divines Écritures sont fermées à clef et scellées ; fermées par la clef de David" et ouvertes, accomplies par le Christ. Pour le manifester, les icônes présentent le Christ, portant fermé le livre des Écritures, ce qui fait comprendre que lui seul l'ouvre, car il est la Parole vivante.
Les quatre sens de l’Écriture
À la suite des apôtres, c'est par le cœur et l'intelligence éclairés par la foi et le respect devant le mystère de Dieu, que les Pères entrent, pour ainsi dire, dans les Écritures. Pour reprendre une heureuse formule de M.J. Le Guillou, "l'Église des Pères n'a pas le charisme d'inspiration, elle a cependant le charisme de l'interprétation de l'Esprit du Christ, et, à ce titre, elle a pour nous une signification particulièrement importante". Ainsi Origène a-t-il proposé la "théorie" des quatre sens de l’Écriture , même s’il ne l’a jamais formulée comme telle : le sens littéral, instruisant des faits comme ils se sont déroulés, le sens allégorique, se développant dans le sens christologique, le sens moral, apprenant ce que l’on a à faire, le sens anagogique, orientant vers l’eschatologie, vers les réalités à venir. C’est Jean Cassien qui, deux siècles plus tard, a systématisé les quatre sens de l’Écriture dans sa XIVe Conférence (§ 8), où il écrit : "Les quatre figures se trouveront réunies, si bien que la même Jérusalem pourra revêtir quatre acceptions différentes : au sens historique, elle sera la cité des Hébreux ; au sens allégorique, l’Église du Christ ; au sens anagogique, la cité céleste, 'qui est notre mère à tous' ; au sens tropologique, l’âme humaine". Il faisait comprendre par là que l’exégèse de son époque impliquait à la fois une dogmatique, une ecclésiologie, une anthropologie, une spiritualité… C’est essentiellement au Moyen Âge que l’influence de la théorie des quatre sens de l’Écriture se fait sentir dans le judaïsme. Elle est, alors, exprimée par le terme PaRDeS, qui signifie jardin ou Paradis, en regroupant les mots suivants : Peshat (sens littéral), Remez (sens allégorique), Derash (approfondissement), Sod (approche eschatologique). Parmi les différents sens de l’Écriture, Origène en retient essentiellement deux : le sens littéral, qui apparaît d’emblée et le sens allégorique ou spirituel, la compréhension, non selon la lettre, mais selon l’Esprit. Alors que le sens littéral est parfois impossible ou insuffisant, le sens allégorique est toujours parlant. Aussi invite-t-il, comme Jérôme, Ambroise, Augustin…, à passer de l’un à l’autre pour découvrir toute la profondeur de l’Écriture. Il s’en explique en ces termes : "Quiconque d’entre nous administre la Parole de Dieu creuse un puits et cherche de “l’eau vive” dont il puisse réconforter ses auditeurs". Cette eau vive se trouve dans le sens spirituel. Commentant le texte de la Transfiguration, il rappelle qu’il importe de passer de la lettre à l’esprit, de la connaissance du Christ humain à sa reconnaissance comme Fils de Dieu. Sans doute les termes qu’il emploie ne sont-ils plus les nôtres, mais la dynamique même de son exégèse est encore parlante pour aujourd’hui.
Parler dans le langage des Pères
On comprend pourquoi le Concile Vatican II a choisi de parler dans le langage des Pères, et pourquoi la Constitution Dei Verbum, qui met en évidence la place centrale de l’Écriture, invite à tenir davantage compte de l'exégèse des Pères qui représentent la Tradition vivante. Ils présentent, en effet, l’avantage de déployer une exégèse solide qui fait ressortir l’altérité et la transcendance du texte biblique (dans la mesure, toutefois, de leurs connaissances du contexte biblique dans lequel les textes furent rédigés) et d’en venir à une intelligence spirituelle qui met en relation avec le Dieu qui parle à travers la parole humaine. En d’autres termes, il réalisent un travail d’exégètes et actualisent également l’Écriture, en dégagent le sens pour leur époque. Si cela semble aller de soi pour nous, c’est, en fait, le résultat de l’acquis de l’exégèse patristique, puis de toute une évolution qui vient marquer l’invitation aux catholiques à lire la Bible et la reconnaissance de l’exégèse scientifique.
Le premier à effectuer le tournant a été le Pape Léon XIII qui, avec son Encyclique : Providentissimus (1893), a ouvert les voies de l’exégèse, qui a créé en 1902 la Commission des études bibliques pour que les exégètes puissent utiliser les sciences bibliques, alors en plein essor. Cette Commission s’est développée avec Pie XII, Paul VI l’a réorganisée pour qu’elle soit plus adaptée aux demandes de l’époque, elle existe toujours aujourd’hui. C’est la Commission biblique pontificale, composée de 18 membres.
En 1909, le Pape Pie X a fondé, à Rome, l’Institut biblique, afin de promouvoir les études exégétiques.
Reprenant et développant l’apport de ses prédécesseurs, le Pape Pie XII a publié, en 1943, l’Encyclique Divino afflante Spiritu, qui invitait à la reconnaissance de l’exégèse et à la distinction de genres littéraires dans les livres bibliques. Cette Encyclique propose une véritable intelligence chrétienne des Écritures, qui tient compte de leur développement historique et précise leur apport théologique.
Depuis, la Commission théologique internationale est revenue sur la question, en rappelant le sens de la complémentarité, établie par Vincent de Lérins entre Écriture et Tradition et en mettant l’accent sur la Tradition vivante.
Plus récemment encore, le texte de la Commission biblique pontificale : L'interprétation de la Bible dans l'Église (1993) se situe dans la dynamique initiée par Léon XIII, souligne l’importance de l’Ancien Testament, précise le rapport entre exégèse et herméneutique et rappelle l’importance des Pères.
En s’attachant cette fois à l’apport spécifique des Pères, la Congrégation pour l’éducation a fait ressortir que les Pères avaient une véritable intuition du sens de l’Écriture, qu’ils proposent "une approche vraiment religieuse de la Sainte Écriture, comme aussi une interprétation qui puise constamment au critère de communion avec l’expérience de l’Église qui chemine à travers l’histoire sous la conduite de l’Esprit Saint" . Ils ont su dégager à la fois l’essentiel du mystère chrétien. Ils ont également montré quel était le rapport entre foi et raison.
Cependant, les Pères ont immédiatement rencontré une double difficulté : d'une part, ils ne disposaient pas, comme nous, d'une gamme de Bibles qui vont du livre de poche à la Bible d'autel, mais il leur a fallu attendre le IVe siècle pour avoir un volume regroupant les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, au lieu des petits rouleaux, des codices des différents livres de l'Écriture, qui pouvaient parfois mesurer plusieurs mètres.
Le canon des Écritures
D'autre part, à leur époque, le canon des Écritures n'était pas encore fixé et les livres reconnus aujourd'hui comme canoniques coexistaient avec les apocryphes que nous sommes en train de redécouvrir. Il fallut également attendre le IVe siècle pour que le canon des Écritures soit fixé. À la fin du IIe siècle, l’essentiel était fixé, mais restait la question de l’Épître aux Hébreux et de l’Apocalypse à insérer ou non dans le canon des Écritures, ainsi que de la Première Épître de Clément, du Pasteur d’Hermas, de l’Épître à Barnabé…, à en supprimer ou non. La liste la plus complète des livres canoniques est donnée dans le Canon de Muratori, retrouvé en 1740 et datant des années 200. Un peu plus tard, Origène dit, dans la XXVIIe Homélie sur les Nombres, que les livres canoniques sont au nombre de vingt-deux. Ce n’est qu’au IVe siècle que les difficultés sont levées et qu’Athanase d’Alexandrie, dans la Lettre festale 39 (cette lettre que les patriarches d'Alexandrie envoyaient aux chrétiens de leur communauté pour fixer, chaque année, la date de Pâques) et Augustin, dans le De doctrina christiana (II, 8, 13), donnent une liste complète des livres l'Ancien et du Nouveau Testaments, retenus comme authentiques. La différence entre livres canoniques et livres apocryphes s’est surtout faite en fonction de la solidité de la doctrine, de part peu importante donnée au merveilleux… Il ne nous revient plus de l’établir. Mais, nous en bénéficions et, à l’époque où les apocryphes sont redécouverts, le travail des Pères reste parlant.
La traduction de l’Écriture
De plus, pour la traduction de l'Écriture les Pères disposaient d’un texte de référence : la Septante. On redécouvre aujourd’hui le texte de la Septante que nos frères de l’Église d’Orient prennent comme référence, tout en souhaitant en faire le texte liturgique unique pour l’Ancien Testament. Pour les Pères grecs, le texte de la Septante est divinement inspiré.
Mais, les autres versions de l’Ancien Testament étaient plus ou moins valables, ce qui a amené très tôt un véritable travail d'exégèse sur le texte biblique. Le premier à l'avoir réalisé est Origène qui est, en quelque sorte, le fondateur de la science biblique. Pour retrouver le texte original hébreu, il a mis en parallèle, sous forme de synopse, dans les Hexaples, les six versions de l'Ancien Testament, connues à son époque : l'Hébreu – l'Hébreu translittéré en grec – la traduction grecque d'Aquila (Juif de l'époque d'Hadrien : IIe siècle après Jésus-Christ, qui semble présenter le texte le plus juste, dans une traduction littérale de l'Hébreu, inspirée de l'exégèse rabbinique palestinienne) – la traduction de Symmaque (Juif contemporain de Septime-Sévère, traduisant, de manière élégante) – l'édition de la Septante (IIIe-IIe siècles avant Jésus-Christ) – la révision de Théodotion (I-IIe siècles). Pour les Psaumes, Origène a ajouté deux colonnes, comprenant deux révisions grecques : la Quinta et la Sexta, découvertes, il y a peu de temps, dans une jarre près de Jéricho. Ensuite, il a composé les Tétraples, une synopse analogue, mais en quatre colonnes : Aquila – Septante – Symmaque – Théodotion, pour se concentrer sur les problèmes de traduction et voir les erreurs qui se sont introduites, tant dans la traduction que dans les copies qui en ont été faites. Nous ne prendrons qu’un exemple : celui de la traduction d’Exode 34, 29 : "Quand Moïse descend de la montagne avec les deux tables de la Loi, il ne savait pas, dit la Septante, 'que son visage était rayonnant' (dedoxastai). Le verbe hébreu qaran signifie : être rayonnant, mais les consonnes qrn donnent aussi le nom qèrèn, qui désigne une 'corne' : c’est le choix qu’a fait Aquila, accordé à une tradition juive, suivi par Jérôme, ce qui explique que le Moïse de Michel-Ange ait des cornes". On comprend, dès lors, l’intérêt du travail réalisé par Origène qui est l’un des pionniers dans le domaine de l’exégèse.
Plus tard, Jérôme a réalisé un travail analogue pour la version latine de l’ensemble de la Bible, cette fois Même s’il n’a pu mener à son terme l’intégralité de la Vulgate, il a réalisé dans la traduction de la Bible un net progrès par rapport aux différentes versions de la Vetus latina, qui circulaient alors, il en a proposé une unification générale, en fonction de l’hebraïca veritas. Sans doute les Pères ne disposaient-ils pas des outils archéologiques, philologiques, informatiques…, que nous avons aujourd’hui, mais ils avaient le même souci que nous de retrouver le texte-source de l’Écriture et de le traduire le mieux possible afin de le rendre accessible à tous.
Avec les moyens dont ils disposaient, les Pères se sont attachés à établir le texte de l’Écriture, à en dégager le sens et l’actualité pour leurs contemporains.
Dans le même temps, ils ont dû lutter contre les hérésies, ce qui les a amenés à élaborer un certain nombre de dogmes, qui n’apparaissaient pas d’emblée comme tels dans l’Écriture. Ainsi ont-ils largement contribué au développement dogmatique.
L’élaboration dogmatique
Les Pères font véritablement figure de pionniers. Leur contribution est décisive pour nous aider à comprendre la création, la personne du Christ, le salut, la Trinité... Elle pose les bases de ce que Newman appellera le développement du dogme, tant christologique que trinitaire.
En effet, le Nouveau Testament évoque la vie du Christ, mais il n’est jamais question de préciser le rapport entre sa nature humaine et sa nature divine dans l’unité de sa personne, ce qui est au cœur même de la christologie. Ce sont les Pères qui, en répondant à Arius, ont été amené à préciser la divinité du Christ et son égalité avec le Père, puis en répondant à Nestorius, ils ont mis en évidence la réalité de sa nature humaine…, avant d’en venir à l’affirmation de la communication des idiomes, du rapport entre sa nature divine et sa nature humaine dans l’unité de sa personne, au Concile de Chalcédoine de 451 . Sans doute ne connaissons-nous plus aujourd’hui les mêmes débats. L’apport des Pères est un acquis pour nous, une base dogmatique sur laquelle nous pouvons construire. Comme le disait Bernard de Chartres, "nous sommes des nains sur les épaules des géants". Nous voyons plus loin, non en fonction de nos propres capacités, mais parce que nous bénéficions de l’acquis de nos prédécesseurs, c’est ce que nous appelons la Tradition vivante.
Mais si les problèmes se posent différemment, il n’en demeure pas moins que les questions de l’identité du Christ, du rapport entre sa liberté humaine et sa liberté divine, entre sa volonté humaine et sa volonté divine… ne cessent de ressurgir de nos jours. Les termes dans lesquels nous formulons les réponses sont différents étant donné que le contexte culturel a changé, mais le contenu même des réponses reste identique.
Il en va de manière analogue pour la Trinité. Si l’Écriture parle du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, en revanche le terme de Trinité n’apparaît pas. Le premier à en avoir précisé le sens est Tertullien, qui disait que la Trinité est una substantia et tres personae : une substance et trois personnes. C’est au moment du Concile de Nicée que l’approfondissement trinitaire connaît un tournant. Puis, les Cappadociens sont allés encore plus loin à l’encontre d’Eunome, Augustin a développé, de manière somme toute assez sereine, sa méditation trinitaire dans le De Trinitate… Les Pères, à qui il revenait de mettre en évidence l’originalité de ce monothéisme trinitaire qu’est le christianisme, ont centré leur réflexion autour du rapport entre l’unité de l’essence divine et la trinité des hypostases. Pour ce faire, ils ont eu largement recours aux catégories de la philosophie grecque. À de rares exceptions près, ces catégories nous sont désormais étrangères et, à l’heure du dialogue interreligieux, il importe davantage de faire ressortir le caractère spécifique du christianisme parmi les autres monothéismes. C’est alors la communion trinitaire, la relation constitutive du Père, du Fils et de l’Esprit Saint qui permet de montrer la spécificité du christianisme. Les gammes, en quelque sorte, que les Pères ont élaborées, en particulier, en approfondissement les notions de personne, de relation, de mission nous sont utiles aujourd’hui pour rendre compte du mystère trinitaire, qui est au cœur même de la vie chrétienne.
Conclusion
Témoins du Christ jusqu'à accepter de revivre sa Passion dans leur martyre, témoins de l'Église indivise – ils ont tous vécu avant les grandes séparations entre chrétiens – les Pères nous ouvrent le chemin de l'unité de l'Église et sont des références indispensables dans le dialogue œcuménique. Plus généralement, ils sont des références pour nous, dans la mesure où ils ont été confrontés à des problèmes analogues aux nôtres et où ils y ont apporté des éléments de réponse. Ils constituent la Tradition vivante. On comprend pourquoi le Concile Vatican II s’est fréquemment référé à eux. Ils sont des classiques, au sens où David Tracy les définissait et ils sont même davantage en raison même de leur actualité. Ce sont véritablement nos Pères dans la foi et nos frères dans la vie de l’Esprit.
19:25 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, foi, spiritualite-de-la-liberation, action-sociale-chretienne, spiritualite | Imprimer | | del.icio.us | | Digg | | Facebook | |