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MAURICE ZUNDEL LE LIBÉRATEUR. (23/09/2008)

Philosophe, M. Zundel a fait sa thèse de doctorat sur L'influence du nominalisme sur la pensée chrétienne. Il a saisi le courant de pensée qui va du nominalisme du XIVe siècle à Kant et qui donne à la morale de l'obligation son fondement. C'est cette morale qui est remise en question, ébranlée dans ses bases. «Où trouver désormais, écrit-il, un absolu moral jouant le rôle de l'impératif catégorique qui était pour Kant une évidence première et incontestable» (J.E.A, p. 59). Pour M. Zundel, il faut redonner à la morale un fondement ontologique. «Le règne de l'obligation présente trop de fissures pour durer. Il faut chercher à l'ordre moral, pour l'enraciner en nous, un autre fondement que le simple diktat, le décret souverain autant qu'arbitraire d'une volonté absolue, quelle qu'elle soit» (3).

Le philosophe Occam, qui est à l'origine du nominalisme du XIVe siècle, affirmait qu'il n'y a ni bien ni mal en soi : l'un et l'autre reposent sur la seule volonté de Dieu qui aurait pu décréter le contraire.

C'est du moins ainsi qu'il fut compris. Autre conséquence, l'homme ne peut connaître le bien et le mal que par révélation. En d'autres termes : un acte est bien parce que Dieu me dit qu'il est permis, un acte est mal parce que Dieu m'a dit qu'il est interdit. Zundel, lui, veut montrer que Dieu permet tel acte parce que cet acte est bon pour moi, pour mon épanouissement ou pour le bien de la société et qu'Il défend tel acte parce qu'il est mal, destructeur pour moi ou pour la société.

Théologien, M. Zundel s'est aussi appliqué à montrer comment le règne de l'obligation s'enracine profondément dans l'Ancien Testament et comment, malgré les évangiles et saint Paul, ce règne de l'obligation a influencé l'éthique de la chrétienté (M.M., pp. 25 ss). Pour sortir la morale du règne de l'obligation, il faut retrouver son fondement ontologique. Pour l'abbé Zundel la morale est une exigence d'être. «Le devoir humain est simplement le devoir d'être, d'être tout ce que l'on est» (R.P., p.189).

La morale, une exigence d'être

Dans cette perspective, la morale est «une promotion d'existence» (4) une exigence de mon véritable épanouissement, une exigence d'épanouissement de mon être. M. Zundel rejoint profondément, au delà d'une scolastique décadente, la pensée de Thomas d'Aquin pour qui la morale est une morale du bonheur, une morale de l'épanouissement de l'homme. «Être ou ne pas être, toute la question est là, déclare-t-il ; sous cet aspect, la morale est l'ontologie ou la métaphysique d'un être inachevé qui doit se faire autant qu'il faut pour atteindre à soi» (D.V., p.151).

Les commandements de Dieu expriment alors les exigences authentiques de mon être, de ce que je suis en profondeur. C'est pourquoi la morale me dit: «Sois, deviens ce que tu dois être.» Il s'agit là d'une ontologie créative. «Le seul problème est finalement de se faire homme» (D.V., p. 99). «C'est dans cette marche vers un plus-être, où s'atteste le progrès de notre liberté, que notre expérience nous incline à situer la morale, en identifiant celle-ci avec les exigences de l'ontologie créatrice où notre existence est promue au niveau humain, où elle devient origine» (D.V., p.156).

Et c'est finalement dans et par la communion avec Celui qui est l'Être absolu, Dieu, que l'homme trouvera l'épanouissement plénier de son être. Cet Autre, selon M. Zundel, est intérieur à nous-mêmes: «Il est Celui que nous rencontrons, dès que nous nous rencontrons vraiment nous-mêmes : comme le coeur de notre intimité. Et c'est pourquoi dans le silence de nous-mêmes, quand nous faisons taire tous les bruits, nous percevons cette musique silencieuse qui est le Dieu vivant» (J.E., p. 30).

Dieu n'est plus alors une limite, une menace mais une Présence qui veut m'aider à être, à devenir celui que je dois être, en m'unissant à Lui. Cette morale de l'être implique tout un travail de libération de tout ce qui nous empêche d'être, de nous faire homme. «Pour être plus qu'un objet, il faut passer de quelque chose à quelqu'un» (J.E., p. 26). Il faut conquérir notre liberté.


Une morale de libération

Pour devenir pleinement homme, il faut devenir pleinement libre. Il s'agit donc de se libérer de toutes les contraintes intérieures et extérieures et de choisir tout ce qui va dans le sens d'une valeur infinie, absolue, capable de combler le besoin d'infini inscrit dans notre être et jusque dans nos passions. M. Zundel a cherché à intégrer dans sa conception de la morale les découvertes de la psychologie des profondeurs et de la psychanalyse. Il a fortement insisté sur la nécessaire libération de ce qu'il appelle le «moi-biologique» ou «le moi infantile», «le moi captatif». «Le premier pas à faire, dit-il, est de prendre conscience que ce je-moi primitif, passionnel et complice, qui domine habituellement tout le champ de notre vie psychique, est lui-même préfabriqué, qu'il tend à nous ramener à un univers instinctif et animal, qu'il nous voile notre pouvoir être et qu'il nous détourne de l'accomplir. D'où il suit qu'il s'agit, d'abord, de nous libérer de ce je-moi où se concentrent toutes nos servitudes» (J.E., p. 67).

Il s'agit d'ordonner nos instincts, nos passions dans la lumière de l'esprit, d'établir en nous l'harmonie entre les tendances diverses qui nous habitent dans la force de l'esprit. «Si, en effet, l'inconscient peut nous dominer autant que Freud le démontre, la seule manière de ne pas le subir est de l'éclairer et de l'ordonner par le fond, en purifiant les racines de notre être. Nos passions, j'entends tout ce dynamisme instinctif qui bouillonne sous le seuil de la conscience comme un immense «Le devoir humain est simplement le devoir d'être.»

Réservoirs d'énergies, nos passions seront mises, par cette harmonisation foncière, au service de notre libération, Le plus souvent elles nous égarent, parce que nous engageons en elles, à l'envers, toute notre capacité d'infini, comme si elles pouvaient réellement nous donner l'infini dans une tumultueuse vibration qui aboutit toujours, finalement, à la domination sur nous des instincts non rectifiés. Nous pouvons faire heureusement de nos passions un meilleur usage, en les intériorisant, en les personnalisant : jusqu'à cet apaisement diaphane où le bruit se transforme en musique. Alors elles deviennent le clavier des Vertus» (J.E. pp. 70-71). C'est dans cette lumière et dans cette perspective que M. Zundel parlera de la sexualité humaine comme d'un «altruisme scellé dans notre chair» et de la nécessaire vertu de chasteté pour tous et pour chacun (R.P., pp. 169197 et J.E., pp.145-160, etc.).

Fondamentalement, cette libération des contraintes intérieures appelle une désappropriation radicale de soi, une pauvreté qui s'épanouit dans un amour oblatif, dans le don de soi. Désappropriation, dépossession, désaliénation, autant d'expressions pour exprimer cette bienheureuse pauvreté de soi dont M. Zundel voit la source et l'exemplaire dans «la désappropriation qui fait de chaque personnalité divine une pure relation aux deux autres, par le don total de soi qui la constitue» (5). Cette libération intérieure, ce passage du moi-biologique captatif au moi-personne, au moi-valeur, au moi-oblatif n'est pas chose facile ; elle est un long et patient processus. «Elle correspond à la grandeur de notre vie, qui a la Croix pour mesure» (J.E., pp. 27 et 72).

La morale sociale


La conquête de notre liberté implique aussi la libération des contraintes extérieures. Je ne peux donner ici qu'un bref aperçu de la morale sociale de l'abbé Zundel. Nous l'avons vu, la morale veut permettre l'éclosion du moi-personne. C'est donc aussi la personne qui est au centre de la morale sociale de M. Zundel la société humaine doit favoriser l'épanouissement de la personne humaine et non l'asservir, elle doit créer un contexte social qui favorise sa libération intérieure (6).

C'est ainsi que le droit de propriété et le travail doivent permettre le développement du moi-personne dans la relation aux autres. Ainsi, écrit-il, «la définition du droit de propriété qui s'est imposée à nous - un espace de sécurité qui garantit un espace de générosité - implique précisément cette régulation interne qui en rend l'abus strictement impossible. Comment pourrais je, en effet, réclamer pour moi les conditions matérielles qui me permettent d'accéder à la dignité humaine, de devenir source et fin, valeur et générosité, et accepter qu'autrui demeure écrasé par sa biologie dans une situation qui l'empêche d'émerger ? Et, à plus forte raison, comment pourrais-je, en étendant indûment mon espace de sécurité au détriment du sien, assumer la responsabilité de son écrasement ? Il est clair qu'à ce point le droit m'abandonne et me condamne, qu'il cesse de couvrir ma propriété et qu'elle en perd immédiatement toute légitimité» (7). Quant au travail, M. Zundel reviendra souvent sur cette affirmation qu'il considère comme un principe fondamental : «Le travail doit produire des hommes avant de produire des choses ou, plus exactement, doit viser essentiellement à une promotion humaine à travers la production des choses» (J.E., p. 190). Pour cela «il en faut modifier essentiellement la structure» (C.V.H., p. 89.).

Dès les années 30, M. Zundel est préoccupé, angoissé devant le développement des structures économiques mondiales. Il serait urgent, dit-il, «d'organiser l'école et l'usine, la ferme et la cité, en faisant de chacun de ces milieux un instrument d'humanisation» (C.V.H., p. 89). Aussi appelle-t-il les chrétiens à s'engager pour sauver l'homme : «II faut que les chrétiens n'aient point de repos avant d'avoir fait aboutir toutes les réformes que la justice réclame et que la charité exige avec l'urgence infinie qui émane de 1 Esprit» (R.P., p. 217). Lui-même s'est essayé à faire des propositions concrètes comme celle d'une Union économique universelle dont il détermine les buts et les structures (8).


Une morale de l'amour

Libération intérieure et libération extérieure doivent permettre l'élan vers les valeurs infinies, absolues. Cet élan vers l'Infini est lui-même libérateur car: «Il n'y a que le don de soi qui rende libre» (IT., p. 92). En effet, «être libre, c'est d'abord être libre de soi et, comme un oiseau qui ne serait que vol, se projeter tout entier en élan où le don de soi s'accomplit» (IT., p.186) .

Morale de libération, la morale telle que la conçoit Maurice Zundel est une morale de l'amour. L'épanouissement de notre être est dans l'amour. Un amour oblatif, un amour don de soi, un amour qui nous libère de nous-mêmes, nous arrache à nous-mêmes, nous fait sortir de nous-mêmes. L'amour est extatique. L'amour, dira M. Zundel, «est la clé de voûte d'une morale de libération» (J.E., p.73). On le sent, lorsqu'il parle d'une morale de l'amour, très marqué par la pensée de saint Augustin. «L'amour, dit l'abbé Zundel, est vraiment la seule clé de ce monde de l'esprit où résident toutes nos valeurs. Nous n'y pouvons pénétrer, progresser et demeurer que par un engagement sans cesse renouvelé, que par un amour toujours plus généreusement donné, que par un dépouillement plus profond. Il n'y a pas d'autre voie pour résoudre le problème que nous sommes, qui est au fond le seul problème» J.E., p. 29).
 

Si l'amour-don me libère de moi-même, s'il est (épanouissement authentique de mon être dans l'ouverture aux autres et à l'Autre, il est alors vraiment ma suprême règle de vie. C'est pourquoi, M. Zundel citera souvent la parole d'Augustin : «Aime et fais ce que tu veux» Saint Paul ne dit-il pas lui aussi

«La charité est donc la Loi dans sa plénitude» (Rm, 13,10). Réaliste, M. Zundel est bien conscient des risques d'une telle assertion car, dit-il, «cette formule ambiguë est invoquée par le moi-biologique pour se dissimuler sous les traits usurpés du moi-personnel» (LT., p. 108). Il faut donc l'entendre selon la pensée d'Augustin «d'un amour parfait du souverain Bien, devenu l'unique principe d'action, l'unique foyer de tout amour» (LT., p. 108). De même, bien conscient qu'en l'homme pécheur la raison est obscurcie, captive de notre moi-biologique, M. Zundel met en garde contre un mépris de la loi divine décalogue, béatitudes - précieuse pour éclairer notre intelligence dans la connaissance de notre vrai bien. (J.E., p. 72).

Aime et fais ce que tu veux, oui s'il s'agit de l'amour de Celui qui habite au fond de nous-mêmes et qui est Lui-même l'Amour. C'est cet amour qui est libérateur. «La seule possibilité d'un tel affranchissement est de nous donner, par le fond de nous-mêmes et jusqu'à la racine de notre être, à un Amour capable de nous accueillir et de nous combler. C'est par là que nous devenons des ex-sistant, que nous sortons de nous-mêmes pour parvenir à nous-mêmes : à travers une Présence plus intime à nous-mêmes que le plus intime de nous-mêmes» (J.E., p. 68).


Une vie dans le Christ

 

La conception de la morale de l'abbé Zundel peut nous apparaître comme un idéal inaccessible. Il l'est certainement si nous sommes livrés à nos seules forces. Mais pour M. Zundel, cet idéal moral est rendu accessible par le Christ et le don de son Esprit d'amour. Commentant dans une homélie le passage de l'épître aux Philippiens - «pour moi, vivre c'est le Christ. Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi» = il disait: «C'est une découverte qu'il faut faire sans cesse. Le Bien est Quelqu'un, le Bien est une Personne, le Bien est une Vie, le Bien est un Amour et toute la sainteté est là : laisser vivre cet Autre en nous, qui est confié à notre amour, nous retirer devant Lui, Lui être un espace, Lui devenir toujours plus transparent afin que notre vie soit la révélation de la sienne ...»

C'est aussi le conseil qu'il nous donne lorsque nous sommes tentés de nous replier sur notre moi-biologique, sur nos instincts et nos passions : «Une lutte exaspérée contre nous-mêmes ne fait que rendre la tentation plus violente et plus fascinante. Il s'agit bien plutôt d'échapper à nous-mêmes en nous rassemblant en Dieu, en nous recueillant dans sa Présence, en cessant de faire du bruit avec nous-mêmes» (T.V.M., p. 311).

Finalement, toute la morale de M. Zundel est une invitation à devenir ce que nous devons être dans et par une union toujours plus profonde avec le Dieu d'amour qui habite en nous et qui va inspirer tous nos actes. C'est dire que la frontière entre morale et mystique s'estompe. C'est pourquoi, il pourra dire dans une homélie : «Il n'y a pas de morale chrétienne. Il y a une mystique chrétienne. L'immense majorité des chrétiens ne s'en sont pas aperçus» (T.V.M., p. 290).


Une morale de l'intériorité


Dans le même sens et dans toute la perspective de sa morale, il a pu dire : «Permis ou défendu, ce sont des choses qui n'ont pas de sens au regard de 1 Évangile, parce que Dieu n'est plus perçu comme extérieur à nous, comme étranger levé sur la montagne, et qui donne sa loi parmi le déchaînement de la foudre et du tonnerre. Nous voyons dans ]Évangile s'esquisser cette nouvelle morale ... C'est l'ordre de l'amour qui importe, c'est le don de soi, c'est la générosité provoquée par la générosité divine» (TV.M., p. 290). Dans l'optique de toute la morale de l'abbé Zundel, le péché n'apparaît plus comme une désobéissance au commandement d'un Dieu qui, à l'extérieur de nous-mêmes, dicte ses volontés mais comme un refus de devenir ce que je dois être, un refus de l'amour qui me sollicite intérieurement pour me conduire au véritable épanouissement de mon être

«C'est se river à son individu, en exaltant ses limites, en refusant d'être universel, en refusant d'être éternel, ou comme dit saint Paul d'un mot unique, en éteignant 1'Esprit» (R.P., pp. 178 -179).

Décrire en un article toute la conception de la morale de l'abbé Zundel, c'est un peu la quadrature du cercle. La richesse de sa pensée est telle qu'il est difficile d'en faire saisir toute la profondeur et toutes les nuances. Dans la crise actuelle que connaît la morale, M. Zundel nous donne les fondements d'un enseignement de la morale renouvelée. Morale de l'être, morale de libération et d'amour, la morale de l'abbé Zundel est une morale de l'intériorité et de la personne. Elle appelle des éducateurs et des accompagnateurs avisés, des éveilleurs à l'intériorité de la personne et aux exigences d'un amour authentique. Dans la préface de Quel homme et quel Dieu, le Père Carré écrit : «L'actualité de son message ne fait que commencer.» Cela me paraît particulièrement vrai de son message moral.

11:01 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : christianisme, foi, spiritualite-de-la-liberation, spiritualite, action-sociale-chretienne |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |