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21/03/2006

La théologie de la libération n'est pas abstraite.

Père Maurice Barth
Dominicain
responsable des droits de l'homme à la Cimade

Pour situer le point de vue duquel je me place, je dirai que je vais régulièrement, deux ou trois fois par an, en Amérique latine, surtout en Amérique centrale et aux Caraïbes. J'ai créé en 1982 un petit groupe qui s'appelle aujourd'hui « Solidarité Oscar Romero », du nom de l'archevêque de San Salvador qui a été assassiné. Nous faisons surtout un travail d'information auprès du public chrétien français, sous forme en particulier d'un bulletin, les « Cahiers Oscar Romero ».
Nous établissons des liens de solidarité avec des groupes de là-bas, en particulier les communautés ecclésiales de base. Cela fait maintenant dix-huit ans que je suis plus particulièrement engagé dans la solidarité avec l'Amérique latine.
Je fais aussi partie de la
CIMADE, ce service social d'inspiration protestante, au département « Solidarités internationales et droits de l'homme »
.
Je suis un dominicain du
couvent Saint-Jacques, de Paris. Je fais partie des frères qui travaillent « aux frontières » : pour les uns ce sont les frontières de la société parisienne: prisonniers, migrants, « compagnons de la nuit ». Pour moi, et d'autres, c'est le Tiers-Monde.

Le grand choc fut pour moi la découverte du Mexique : Je n'imaginais pas qu'il puisse exister dans notre monde une telle misère, car je ne me suis pas contenté de visiter les monuments. Ce sont des choses qu'on apprend dans les livres et les journaux mais qu'il faut avoir vues ! Il faut avoir touché du doigt la misère et les angoisses des pauvres, avoir entendu leurs cris.
Quelques temps après je suis allé au Salvador où j'ai rencontré pour la première fois
Mgr Romero. Il m'a mis en contact avec les pauvres de son diocèse, avec des femmes qui me racontaient leur calvaire, me suppliaient de les aider, de parler de leurs souffrances à mes concitoyens, à nos gouvernements : elles avaient eu un mari, un père, un fils assassiné, torturé, disparu...

Je n'oublierai jamais ces visages. Ce n'est pas seulement la misère, c'est l'angoisse, la peur, la présence permanente de la brutalité, de la mort. La pauvreté aussi est une violence car elle est impose par des structures inhumaines, par une classe de privilégiés qui s'enrichissent de la misère des autres, refusent tout changement, et défendent leur fortune par la force.
Voici quelques lignes d'une messe du Nicaragua :

Tu es le Dieu des pauvres,
le Dieu humain et simple.
Le Dieu qui transpire dans la rue,
Le Dieu au visage basané.
C'est pourquoi je te parle dans mon langage,
Car tu es le Dieu ouvrier,
Le Christ travailleur.
Tu marches, main dans la main avec nous ;
Tu luttes avec nous aux champs et dans la ville ;
Tu es là, au campement,
Tu fais la queue pour ton salaire.
Tu manges une glace avec Sebio et Pancho
Et tu protestes comme eux
Contre le manque de miel dans le sirop.
Je t'ai vu au comptoir de l'épicerie,
Vendre sans honte les billets de loterie.
Je t'ai vu en salopette et gants de travail
Servir l'essence, gonfler les pneus...


La théologie de la libération n'est pas abstraite, elle est le vécu des gens. Ce poème est un chant populaire. Certes il a été compo-sé par un professionnel mais il exprime bien une mentalité et une foi populaires. C'est la proximité, I'imprégnation du quotidien et du religieux, I'Évangile au milieu d'eux.
Il est vrai, et c'est un des aspects déconcertants de la religiosité populaire en Amérique latine, qu'on trouve également dans les églises une autre piété populaire, avec une contemplation un peu doloriste, un peu sans espoir, du Christ souffrant, ou encore une vénération de madones richement vêtues.

Cette forme de piété est d'importation ibérique. Elle n'est pas née du terroir ; mais c'est vrai qu'elle s'est fortement développée et cohabite plus ou moins avec la religiosité indienne. Il faudrait parler à ce propos du syncrétisme religieux.
Toujours est-il que les communautés ecclésiales de base, sans rejeter totalement cette forme de religiosité très ancrée dans les moeurs, insistent sur d'autres façons de vivre la foi, et donnent une place privilégiée à la Parole de Dieu, à la lecture biblique.

Les communautés ecclésiales de base sont de petits groupes chrétiens qui se sont constitués dans les années soixante, surtout dans les milieux populaires. J'y insiste parce c'est une nouvelle manière de vivre sa foi, pour le peuple pauvre des campagnes et des quartiers urbains périphériques.
Il faut savoir qu'en Amérique latine, c'est un paradoxe parmi d'autres, alors que la grande majorité de la population est baptisée catholique, que les gens du peuple sont très croyants, il y a pourtant très peu de prêtres autochtones. Certaines régions ne voient un prêtre qu'une ou deux fois par an ! Pour une religion qui donne tant d'importance au culte, aux sacrements. c'est un problème.
Beaucoup de communautés chrétiennes, surtout dans la montagne et la forêt, éloignées des grands axes de communication (certains chemins sont impraticables pendant la saison des pluies), sont livrées à elles-mêmes depuis des siècles. Et pourtant elles sont restées fidèles à leur foi

Beaucoup de prêtres formés dans l'esprit de I'Action catholique et du concile Vatican II sont venus dans les années soixante d'Europe ou d'Amérique du Nord. Ils ont apporté ce nouveau souffle de l'Église, ce nouvel esprit, en s'appuyant dans leur catéchèse, sur la méthode « voir, juger, agir » adaptée à la situation du continent et enrichie par la pédagogie de « conscientisation » du brésilien Paulo Freire.
Ils avaient été formés, dans le mouvement du
« renouveau biblique »
ils étaient bouleversés par la pauvreté culturelle des gens avec lesquels ils avaient choisi de vivre. Ils étaient soutenus par leurs évoques, eux-mêmes formés dans le même contexte. Ils ont favorisé la formation de communautés chrétiennes, comme de petites cellules de la grande paroisse souvent trop lointaine.
C'était recréer, dans le contexte latino-américain les communautés des Actes de Apôtres
Actes 2,42-47

De fait l'organisation globale de ces petites sociétés (commune ou quartier), ont rapidement été prises en mains par leurs membres se substituant à l'administration civile et ecclésiastique déficiente. On se partage les tâches, on élit des responsables aussi bien au niveau de la vie religieuse (catéchèse, liturgie) qu'au niveau de la vie civile (santé, éducation, loisirs, logement etc.). La lecture et les commentaires de la Bible constituent la base de ce partage.

C'est bien un éveil religieux : On ne se contente plus des sacrements, on réfléchit à partir de la Bible sur le sens de la situation de pauvreté que l'on ne ressent plus comme fatale. Contrairement à une certaine prédication traditionnelle on se rend compte que là n'est pas la volonté de Dieu, qu'au contraire l'homme peut et doit prendre en mains son destin, participer à la transformation du monde, lutter contre l'injustice. On comprend que le « salut » n'est pas seulement une affaire individuelle mais que c'est ensemble que l'on va vers le « Royaume ».

Je crois en toi, compagnon,
Christ humain, Christ ouvrier,
Vainqueur de la mort.
Par ton sacrifice immense
Tu as engendré l'homme nouveau pour la liberté.
Tu ressuscites tous les jours dans chaque bras
Qui se lève pour défendre le peuple
De la domination des exploiteurs.
Car tu es vivant au ranch, à l'usine, à l'école.
Je crois en ta lutte sans trêve.
Je crois en ta Résurrection.

 

Cette confession de foi ne remplace évidemment pas le symbole de Nicée Constantinople. Il demeure un des textes fondamentaux de la liturgie du dimanche, mais il est trop abstrait pour des gens sans formation théologique.
Les chrétiens d'Amérique latine formés dans les communautés de base ont besoin de s'exprimer plus simplement, de parler d'un Christ proche d'eux. Leur foi est enracinée dans la vie quotidienne. C'est pourquoi ils s'expriment avec leurs paroles de pauvres. Ils sont pauvres de tout. Ils n'ont pas assez de terre pour nourrir leur famille; ils sont analphabètes car les écoles sont éloignées et il y faut des chaussures ! ils sont marginalisés, ne participant pas à la vie politique et sociale.

Mais tout ceci est entrain de changer, grâce en partie aux communautés de base et ils se sont mis en mouvement.
Ils ne veulent plus être les objets mais les sujets de leur histoire ; ils veulent la faire eux-mêmes, ce qui leur a toujours été refusé. Tout ceci signifie un profond changement à tous les niveaux: C'est la libération.
De puissants intérêts sont ainsi dérangés, ce qui a entraîné oppression, emprisonnements, disparitions, tortures, assassinats comme celui de Mgr Romero et de bien d'autres : des dizaines de milliers d'autres.

Monseigneur Romero était depuis 1978 archevêque de San Salvador, capitale d'El Salvador, nom qui signifie « le sauveur » ! Il avait pris le parti des pauvres dans un pays profondément marqué par la misère du plus grand nombre, face à l'opulence de quelques uns. Il était lui-même d'origine modeste.
Cependant sa formation et son tempérament pacifique ne le portaient pas naturellement à s'affronter aux puissants. Sa
« conversion »
a eu pour origine une double proximité : celle des pauvres qu'il visitait fréquemment et celle de l'Évangile dont il faisait sa méditation quotidienne.
Peu à peu la population s'était organisée revendiquant une vie plus digne et la réponse du pouvoir était la répression. Mgr Romero dénonçait sans cesse ce qu'il appelait dans ses homélies et ses lettres pastorales les
« structures de péché ». Défenseur des pauvres il a été assassiné par le pouvoir qu'il gênait.

Certains parlent alors de « communisme », ce qui les dispense de réfléchir et de se mettre en question. Mgr Romero essayait tout simplement de comprendre le sens évangélique des luttes menées par ses fidèles. En ce sens il « faisait de la théologie de la libération », c'est-à-dire qu'il essayait d'éclairer une expérience, une pratique, par la lumière de l'Évangile.

Quant à ceux qui l'ont assassiné, ils défendaient avant tout leurs intérêts de classe. Mais l'argument de la lutte contre le communisme était particulièrement efficace auprès de beaucoup de gens au moment de l'affrontement Est-Ouest. Aujourd'hui cet argument porte moins, encore qu'il soit toujours utilisé par ceux qui refusent le changement : il faut bien se désigner un ennemi !
Mais les pauvres que je viens de rencontrer au Guatemala, les Indiens misérables ne savent rien de Karl Marx. Ce qu'ils veulent c'est défendre leurs droits, leur dignité d'hommes et de femmes, leur culture, leurs terres. C'est pour cela qu'ils se sont organisés; mais le seul fait de s'organiser alors qu'ils ne disposaient jusque là d'aucun droit, est déjà subversif. En leur attribuant de plus l'étiquette de
« communistes » on les désigne comme ennemis.

En fait ils s'opposent à un système qui est la cause de leur pauvreté, de leur marginalisation. Les communautés de base ne se contentent pas de faire la charité : elles prennent en mains les intérêts de leur environnement naturel, s'opposent aux pouvoirs, construisent une nouvelle société, un « homme nouveau » selon l'expression de l'apôtre Paul et c'est là l'utopie qui les anime.
On ne peut séparer la théologie de la politique, la foi de la vie, le sacré du profane. Les théologies de la libération partent d'une pratique, celle de la lutte des peuples pour leur libération et réfléchissent au sens de cette pratique du point de vue de l'Évangile. Un phénomène semblable se développe en Asie et en Afrique, principalement en Afrique du Sud.

Quant au Vatican il est obsédé par le communisme et connaît mal le monde des pauvres. Il est vrai que les théologiens de la libération utilisent des grilles d'analyse de leur société empruntées aux sciences humaines et parfois au marxisme, tout simplement parce que les textes du magistère ecclésiastique n'en offrent pas de sérieuses. Mais cela ne signifie pas qu'ils adoptent l'idéologie marxiste; ce serait un amalgame malhonnête que de le prétendre.

Dieu a entendu le cri des pauvres. Les principes sur lesquels ils s'appuient sont ceux de la Révélation et de la tradition la plus authentique: La Bible oecuménique utilisée en Amérique latine porte d'ailleurs pour titre : « Dieu parle aujourd'hui ».
Pour moi c'est un scandale de constater l'incapacité du Vatican à répondre à ces grands problèmes du monde actuel. Les pauvres représentent aujourd'hui la moitié de la population mondiale. C'est vers cette population que Jésus est allé en Palestine et les membres des communautés de base retrouvent en eux l'histoire de Jésus, de même qu'ils revivent dans leur chair l'Exode avec Moïse, I'histoire de l'Alliance entre Dieu et son peuple. Ils ont retrouvé la Bible, la parole des prophètes à travers leur vie quotidienne éclairée par cette lecture, en un va-et-vient continuel.

Christ, Christ Jésus, identifie-toi à nous.
Seigneur, Seigneur mon Dieu, identifie-toi à nous.
Christ, Christ Jésus, solidarise-toi
Non pas avec la classe des oppresseurs
Qui dévore la communauté,
Mais avec le peuple opprimé, assoiffé de paix.

 


« La mort est sur nous ! » Combien de fois ai je entendu ce cri au Guatemala ou au Mexique dans la bouche d'un évêque, de prêtres ou d'lndiens : C'est leur réalité quotidienne, c'est l'histoire de Jésus-Christ vécue dans leur expérience propre. Ils y entendent l'appel au changement, la réponse à leurs aspirations. Jésus-Christ ne peut être que de leur côté parce qu'en face, c'est le dieu argent, le pouvoir implacable de l'armée, le mépris de l'homme.
La conversion n'est pas seulement affaire individuelle, se lever pour la défense de l'homme c'est faire le cheminement du Christ.

Églises protestantes et sectes évangéliques doivent être nettement distinguées : I,es sectes évangéliques ont été introduites en Amérique latine par les États-Unis pour contrebalancer l'influence de l'Église catholique conciliaire et des communautés de base.

La politique américaine en Amérique latine ne s'impose pas seulement par les armes mais aussi et de plus en plus par la lutte idéologique, par la doctrine de la « sécurité nationale » qui oriente la politique de beaucoup de gouvernements. Les sectes sont un des instruments de cette stratégie.
Elles se réfèrent à l'Évangile, certes, mais l'interprètent à leur façon et leur relation au Christ est d'ordre individualiste et affectif, pour ne pas dire hystérique.
Elles prônent un spiritualisme désincarné qui pousse les gens à se désintéresser de l'action politique pour se réfugier dans un monde de fantasmes.

Par contre, il existe des communautés protestantes : luthériennes, baptistes ou autres qui sont proches des communautés de base. Certaines sont d'ailleurs oecuméniques.
Mais dans les Églises protestantes on retrouve les mêmes clivages que dans l'Église catholique : ceux qui sont aux côtés des pouvoirs et ceux qui sont aux côtés des pauvres.

Le cinquième centenaire de la « découverte » de 1'Amérique a provoqué un congrès : « Cinq cents ans de résistance indigène et populaire » Ce sont les organisations indiennes de tout le continent ainsi que les organisations populaires, syndicats paysans et autres, qui ont créé une coordination pour s'opposer à ce que cette célébration soit trop triomphaliste !

Le père Albert Nolan, théologien d'Afrique du Sud a écrit :

« Porter la bonne nouvelle aux pauvres, c'est les libérer par la Parole »

10:40 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN dans THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION. | Lien permanent | Commentaires (0) |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |

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