18/02/2006
ANTONIN ARTAUD : Jouer un père gâteux.
Un rêve d’angoisse
Jouer un père gâteux
J’ai fait la nuit dernière un bien curieux rêve. J’avais accepté une besogne de bienfaisance auprès d’une famille inconnue. Il s’agissait de distraire, de donner le change au père devenu gâteux, retombé tout à fait en enfance en jouant son propre rôle, mais mieux semble-t-il qu’il ne l’aurait joué lui-même. Je devais me laisser pousser une barbe analogue à la sienne, revêtir ses habits, m’asseoir sur sa chaise. Auparavant on me fit faire un grand tour de ville. Et j’eus une certaine peine à repérer sa maison. Je ne laissai pas d’hésiter beaucoup avant d’accepter ce rôle trouble. L’idée seule de la charité, du devoir, d’un devoir auquel il ne m’était pas permis de me soustraire me retint, me décida. La chambre aussi dans laquelle je fus introduit m’émouvait. Elle me rappelait toute mon enfance. A la fin un grand attendrissement me saisit. Une chose cependant me tracassait ; c’est que le vieillard était plein de poux. Au moment de revêtir ses habits on me présenta un vieux chapeau constellé de poux. Quand je dis constellé j’exagère : il y en avait deux, mais en or, ou en un métal mystérieux qui imitait l’or à s’y méprendre. La nature de ce métal m’intrigua, mais plus que cela la présence des poux sur le chapeau me saisit d’horreur. Je poussai un énorme cri, un cri de femme et fus sur le point de m’évanouir, j’eus d’ailleurs nettement l’impression que ces poux avaient changé de forme, qu’ils étaient devenus faux après avoir été vrais et cela seul me rassura, mais j’eus honte d’avoir étalé ma faiblesse, et là-dessus je me réveillai. Ou plutôt on me réveilla. Ce sont les personnages du rêve eux-mêmes qui vinrent me réveiller.
Antonin Artaud :
Contexte : Artaud fait ce rêve en février 1927, quelques mois après avoir été exclu du mouvement surréaliste.
Texte témoin : Œuvres complètes, Supplément au tome I. Cité dans Sarane Alexandrian, (Le surréalisme et le rêve, Gallimard, p. 331-332).
20:25 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN dans LITTÉRATURE. | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | del.icio.us | | Digg | | Facebook | |
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