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20/09/2006

Comment réagir à un ordre immoral ?

Vie professionnelle. Pression économique oblige, certaines entreprises sont prêtes à tout pour rester compétitives. Au détriment parfois du respect des personnes. Certains salariés sont pris en tenaille entre leur mission et leurs convictions.

La réunion de notre équipe MCC portait ce soir-là sur les rapports entre stratégie personnelle et stratégie d’entreprise. Le fait que rapporta l’un des membres de l’équipe occupa vite tout le champ de l’échange: «Mon Directeur Général a décidé de virer la jeune cadre commerciale de l’entreprise et me charge de constituer un dossier contre elle, de trouver des raisons pour la coincer. Or il n’y a aucun élément objectif à l’appui, c’est un dossier vide…». Ce type de cas n’est évidemment pas isolé.
La trentaine, marié et père de deux enfants, Cyril est cadre juridique dans la filiale informatique d’un groupe américain. Cette société s’est vite développée, jusqu’à compter aujourd’hui soixante-dix salariés. Ceux-ci sont bien rémunérés, mais l’entreprise est exigeante en termes de résultats, et nul n’est assuré d’y garder longtemps sa place. Comme c’est souvent le cas aujourd’hui, dès qu’une action, un comportement, fait courir un risque aux finances, à l’efficacité ou à la réputation de l’entreprise, celle-ci préfère se séparer de la personne mise en cause.

Une décision injustifiable

Ce n’est pas le premier dossier que Cyril doit constituer pour faire partir quelqu’un; mais auparavant, il y avait toujours une matière défendable, plaidable. La grande différence dans le cas présent tient à ce qu’il n’y a ni fait ni raison professionnelle imputables à cette jeune commerciale. La raison invoquée, aussi simple qu’imprécise, exprime clairement l’intention qui la sous-tend: les résultats de l’année ont été moins élevés qu’espéré. La maternité de la jeune femme ne lui a pas permis d’être aussi active que les autres. En se séparant d’elle, les autres commerciaux comprendront qu’ils doivent travailler davantage.
Mais les clients contactés vantent la qualité de service et de relation de la jeune femme, tandis que les avocats de l’entreprise soulignent l’aspect juridiquement indémontrable de la raison invoquée, à savoir le manque à gagner entraîné par la situation familiale de la commerciale. Le seul argument qui pourrait peser pour une séparation à venir consisterait à faire valoir une moindre disponibilité (due à la maternité) qui ne correspondrait plus exactement au profil sur lequel elle avait été embauchée. Mais Cyril refuse cet argument, étant lui-même père de famille.
Lors de notre réunion MCC, deux questions surtout inquiètent Cyril. Tout d’abord: quelle attitude adopter envers la commerciale? Doit-il ou non la rencontrer? Il a besoin d’elle pour monter le dossier. Mais, comme ce dossier est vide, sur quoi peut bien porter l’entretien? Ce n’est pas à lui de lui révéler les intentions de son patron. L’autre question concerne sa relation avec le directeur général: comment répondre à sa demande alors qu’il y a clairement à ses yeux une injustice? En même temps, il ne peut actuellement courir le risque de perdre sa place dans l’entreprise.

Reconnaître que je suis responsable

Notre réunion a été l’occasion pour Cyril d’une forte prise de conscience, qui l’a aidé à progresser non seulement dans l’appréhension de cette situation, mais plus généralement dans l’approche de sa fonction et de son rôle dans l’entreprise: «Ma première réaction avait été de me dire que je devais me sentir extérieur à tout cela, pour me protéger. Donc, je m’implique dans la limite de mes compétences professionnelles. Mais je ne suis pas l’auteur ni le responsable de la décision». Cyril a compris que cette attitude était fausse, qu’il n’était pas extérieur, mais un maillon de la chaîne.
L’image biblique du «piège», telle qu’on la trouve dans les Psaumes, ou tout simplement dans la Passion, a été longuement regardée ce soir-là. L’image est très parlante par les différents éléments qui constituent le piège où le «juste» va tomber: on «intrigue, épie, calcule, dissimule… ils se forgent une parole maligne…». Mais le piège est aussi celui dont les auteurs, comme les victimes, sont parties prenantes, et il peut se retourner contre ceux qui l’ont monté; c’est d’ailleurs l’espoir secret du psalmiste.
Cette image du piège, qu’il contribue à construire en étant lui-même piégé, sans liberté, a permis à Cyril de prendre de la distance et de considérer de manière différente les relations professionnelles dans lesquelles il est impliqué. Peut-être convient-il de parler ici de relations plus vraies, plus incarnées. Certes, dans le cas précis de cette collègue, il convenait de garder une grande discrétion avec elle, dans la mesure où le dossier était vide. Mais avec d’autres personnes et dans d’autres situations, Cyril s’est aperçu qu’une trop grande extériorité, une absence de réactions ou de paroles de sa part pouvaient, étant donné sa fonction, être mal interprétées. En clair, il aurait pu avertir telle ou telle personne dont le comportement ne convenait pas dans l’entreprise, et prévenir ainsi le danger.

Guetter le moment favorable

Cela a modifié aussi son rapport au directeur général, le faisant sortir d’une vision trop étroitement hiérarchique pour entrer davantage dans une relation de compétence et de conseil: il appartient à Cyril par sa fonction d’indiquer à son directeur, non seulement les impasses juridiques, mais aussi les inconvénients de décisions qui pourraient à terme porter préjudice à l’entreprise, à son efficacité, et à sa notoriété. C’est d’ailleurs ce qui vient de se produire: sur un autre dossier, l’entreprise a été condamnée aux prud’hommes, ce qui a eu pour effet d’arrêter tous les autres dossiers en cours. Entre-temps, Cyril avait averti son directeur que le dossier constitué n’était pas bon et peu soutenable, de manière à laisser passer du temps et à reprendre avec lui la question.
Dans ces situations où l’on est contraint d’obéir à un ordre immoral, deux éléments sont indispensables:

  • Ne pas rester seul, mais prendre conseil de personnes en qui on a toute confiance. Le but n’est pas ici uniquement d’être éclairé par d’autres avis. C’est aussi un lieu de partage et d’appui. Cela a été décisif dans le changement et la détermination de Cyril.Prendre du temps et du recul, alors même que la violence ou l’incompréhension de la décision, voire la surprise, peut nous jeter immédiatement du côté de la victime ou parfois du décideur. Précisément, dans ces situations où sont engagées une vision de l’homme et des valeurs morales, il est fondamental de construire une position réfléchie, qui permette au décideur de revoir sa stratégie, d’élargir son argumentaire et sa vision, et, peut-être, de revenir sur sa décision.

Pour un chrétien, le temps de l’action est toujours celui du «moment favorable» de l’Évangile, celui où l’Esprit peut, à la faveur d’une parole, d’un conseil ou d’une attitude, habiter un cœur ou une pensée. Le temps de l’action n’est pas seulement celui du raisonnement et du faire, mais aussi celui de la parole qui donne sens et qui fait vivre.

Remi de Maindreville.

11:14 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN dans RÉFLEXIONS. | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, foi, spiritualite-de-la-liberation |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |

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