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04/11/2006

Tristesse, gaieté…

Tristesse, gaieté…
Maurice Bellet


La longue veille 1934-2002 (Desclée de Brouwer, 2002) est un beau livre. Cette autobiographie de Maurice Bellet fait retour sur des moments-clefs de sa vie, elle retrace le questionnement, le parcours qui ont vu surgir ses principales œuvres. En voici trois petites pages (p. 278-280). Elles sont un exemple de cette lucidité, de cette sincérité, de cet abandon à l’essentiel qui sont réconfort dans nos propres détresses…

 

Au moment même où je témoigne, à ma façon, de l'espérance, voilà que je suis repris par le trouble et la difficulté de vivre, jusqu'à l'amertume, jusqu'à retrouver en moi le goût de cette tristesse que je dénonce comme le mal, la substance du malheur.

 

Je reviens des terres froides. Il y a, dans cette vie mienne qui s'en va vers son terme, des zones de glace et de nuit, C'est ainsi. Vivre avec. Et je suis bien tenté de croire qu'il en est ainsi dans beaucoup de vies, sinon dans toutes; à moins d'aveuglement: et je sais, d'expérience, que l'inconscience peut aller très loin, y compris chez des analystes et des analysés.

 

Vivre avec. Vivre avec ce qu'on a fait ou subi, le mal dont on a blessé autrui. Il court, il suit sa logique à lui, indifférente aux repentances et aux bonnes intentions. L'odeur qui vient de par là, jusque dans les terres habitées et fertiles, est une odeur de crime et de folie.

 

II m'est arrivé, je ne dirai pas de me sentir proche, non, mais de croire que je comprenais – un peu – Adolf Hitler. Cet homme-là, c'est la tristesse même, la grande, l'abyssale, celle qui, à l'aurore de la création, s'enfonce du côté du refus. Premières lignes de l'Évangile de Jean : vie et mort, lumière et ténèbre, le logos, la parole de vie et lumière naît parmi nous – et nous avons vu sa gloire.

 

Le cœur  de tout, cette affaire-là.

 

Et nul n’est prémuni contre l'invasion de la ténèbre.

 

Aux approches de Noël – lumière et joie au cœur de l'hiver –, voici que la nuit s'épaissit, jusqu'aux pensées extrêmes. Cette tentation-là, même les plus grands l'ont connue, même Lui, je pense, au jardin où il veille, pendant que ses amis dorment, écrasés de tristesse.

 

A quoi bon, à quoi bon? Pourquoi ne pas déposer les armes, plutôt que se battre à l'infini contre l'irréparable?

 

Le dernier mot serait-il à ce Sans-Visage, qui peut prendre toute l'apparente douceur de Thanatos, « dormir, rêver peut-être» – non, que le rêve lui-même s'éloigne, dans le grand Froid où se sont consumés tous nos désirs.

 

Pourquoi, pourquoi? Parce que l'amour tant rêvé, celui qui passe tous les amours et les nourrit, la bienheureuse jubilation des humains créés et sauvés, l'amour s'est défait dans la nuit.

 

A certaines heures, il ne reste que cette demande si humble, écrite 
par une main amie sur une toute petite feuille glissée dans un «Nouveau Testament» :

 

« Moi je ne peux pas. 
Ce que tu veux que je sois, donne-le moi. »

 

Mais ma foi – oui, j'emploie ce mot effrayant –, ma foi, c'est qu'il y a toujours un chemin, même pour l'homme d'en bas.

 

Et que c'est cela le cœur de l'heureuse annonce, toujours neuve – ce qui, en grec, se dit Évangile.

 

 

 

Que disparaisse l'amertume! Qu'elle se dissolve, qu'elle s'en aille en fumée poussée par le vent !

 

J'ai quasiment choqué, l'autre jour, les gens qui viennent m'entendre à l'Arbre dans le sous-sol de la gare Montparnasse en leur disant que le fond de l'Évangile était : gaieté. Joie, me dit-on, à la rigueur. Quoique, comme dirait Devos! Joie du moins est assez noble. Mais gaieté! Cette légèreté, ce laisser vivre. Ne dit-on pas que le Christ n'a jamais ri ? (qu'est-ce qu'on en sait ?)

Et moi, je dis : gaieté; cette bonne lumière de la bonne humeur et de la bonne entente, l'agapè de tous les jours, le quotidien de la tendresse divine. Alors que, par ma faute et celle d'autrui, nous buvons tristement la coupe d'amertume.

Je choisis la gaieté, celle-là qui vient justement d'après l'inondation du mal – colombe d'après le déluge – et qui est incroyablement sérieuse. Elle est le sérieux même de la vie, quand la vie surgit d'entre les morts.

 

C'est la façon humble, quotidienne, servante de participer à cette immense Kara, la joie du Christ, dont il témoigne à l'entrée du Supplice.

 

Gaieté industrieuse et patiente; elle suppose immédiatement qu'on renonce à toute revendication, tout règlement de comptes, tout reproche, tout jugement. Elle est le don même, qui ne réclame rien. Elle passe par-dessus la loi de l'échange, do ut des. Elle donne, elle ne mesure pas.

 

Je choisis la gaieté. N'y voyez pas la légèreté de l'inconscience. Si la gaieté plane au-dessus de mes misères, c'est à la façon dont le grand Oiseau, l'Esprit, planait au-dessus des eaux, dans l'imminence du chaos. C'est un choix de combat : préférer la lumière à la ténèbre.

 

Que soit bénie la voix, la voix humaine, où quelque chose s'entend de la délicieuse bonté qui vient à nous de par-delà le mur de l'invisible. Car ce n'est pas moins. Et nommer l'invisible, ce n'est évidemment pas l'attraper et crisper la main dessus, fût-ce par quelque artifice du religieux. C'est au contraire se dessaisir. La douce voix humaine, où coule la divine douceur, elle donne, il n'y a rien à prendre, il n'y a même pas à demander, sinon pour que vienne au jour, mais sans réclamation, sans âpreté, le grand désir, la grande faim humaine, la faim d'amour.

 

 

21:58 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN dans Ces petits bouts de Vie. | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, foi, spiritualite-de-la-liberation, action-sociale-chretienne, spiritualite |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |

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