14/01/2009
La saveur des pratiques spirituelles.
par Bruno Dassa
Au cours du cheminement spirituel, les actes rituels deviennent comme une nourriture, une véritable source de vie qui transforme notre existence et l’intériorité de notre être.
Après la mort du saint soufi Junayd, surnommé « le sultan de l’assemblée spirituelle », un de ses disciples, Ja’far Khuldi, le vit en songe et lui demanda ce que Dieu avait fait de lui. Junayd lui répondit : « Les belles phrases ont été vaines et les formules mystérieuses se sont avérées stériles. Rien ne nous a été utile que les quelques prosternations accomplies au sein même de la nuit ». Ceci peut être rapproché de cette prière du Prophète lui-même, qui implorait : « Ô mon Dieu, protège-moi contre toute science inutile ». En effet, ce que l’on nomme la science utile, c’est celle que l’on met en pratique. Il ne sert à rien d’accumuler des connaissances sur la religion, si celles-ci ne sont pas suivies d’une mise en pratique.
Un jour, les habitants d’un petit village décidèrent de nommer Nasruddin imam de leur mosquée. Le vendredi, il vint donc faire son premier prêche, et celui-ci était tellement clair, tellement prenant et tellement bien tourné, que chacun en fut impressionné, et vint le féliciter après l’office. Le vendredi suivant, il monta de nouveau en chaire, et refit très exactement le même discours. Les habitants se demandèrent dans quelle mesure il avait oublié leur avoir déjà fait ce prêche, mais ils n’osèrent pas lui demander. Par contre, quand il refit une nouvelle fois le même le vendredi suivant, ils vinrent en délégation lui expliquer ce fait, et lui demander quand il passerait à autre chose. Sa réponse fut des plus simples : « Je passerai à autre chose dès que vous aurez mis en pratique ce que je viens de vous dire ! ».
Une expérience quotidienne
L’islam est une religion avant tout expérientielle : son sens ne réside pas dans les mots, et seul un vécu quotidien peut en révéler la saveur. Mais cette mise en pratique ne doit pas non plus devenir une fin en soi, car le but est au-delà. Le doigt ne sert qu’à montrer la lune, il s’agit de regarder ce qu’il nous indique, et non pas de le regarder lui. Pire encore, il ne s’agit pas d’en faire un instrument de jugement, en vue d’acquérir un pouvoir sur les autres. Le travail spirituel a pour but de faire évoluer notre rapport au monde, non pas en essayant de changer le monde, mais en modifiant progressivement la perception que l’on en a.
Dans cette optique, la mise en place de certains éléments va nous être d’une aide considérable, en exposant le cœur à ce que l’on appelle parfois le Souffle du Miséricordieux, c’est-à-dire des effluves spirituelles qui vont à la fois le nourrir et le purifier. C’est par un recentrage progressif de l’ensemble de l’être sur la perception du cœur que vont pouvoir survenir en notre for intérieur les ouvertures et les états spirituels qui nous conduiront sur ce chemin. Ces états peuvent être vécus à différents niveaux. Ainsi, la gratitude peut s’exprimer avec la langue, lorsque l’on pense à remercier Dieu pour ce qu’Il nous donne chaque jour. C’est déjà une première étape. Mais si cet état s’amplifie et se développe en profondeur, alors viendra le besoin d’en tirer les conséquences, et de se mettre à son service, notamment par le respect de Ses prescriptions, afin de « mettre en actes » sa reconnaissance. Plus profondément encore, la gratitude du cœur consistera à toujours voir le Donateur derrière le bienfait, et à reconnaître que tout vient de Dieu, au-delà des moyens divers par lesquels Ses dons nous parviennent.
Il en est de même pour les actes rituels. A un certain moment du cheminement, ces pratiques deviennent une véritable source de vie qui transforme l’ensemble de notre existence. La prière n’est plus vécue comme un devoir ou comme une contrainte, mais comme l’occasion de se retrouver, de se ressourcer. Rupture dans la course du temps, elle est un instant de retour qui permet de reprendre des forces en revenant à l’essentiel.
Les pratiques de l’islam sont fondées sur cinq piliers : le double témoignage (qu’il n’y a pas de divinité si ce n’est Dieu et que Muhammad est l’Envoyé d’Allah), la prière, l’aumône légale, le jeune du mois de Ramadan et le pèlerinage à la Mecque. La mise en pratique de ces cinq piliers vise à nous rapprocher de notre nature originelle, en nous mettant en disposition de recevoir par un travail de purification intérieure.
Le double témoignage rappelle à notre ego qu’il n’est pas le seul maître à bord, mais que c’est Dieu qui tient les rênes de notre existence. La négation de toutes nos idoles intérieures, que nous avons trop souvent tendance, même malgré nous, à traiter comme des divinités, se poursuit par l’affirmation de l’Unicité divine. Quant à la reconnaissance de la mission attribuée au Prophète Muhammad, elle revient à reconnaître la possibilité d’un chemin de retour vers Dieu, et donc le fait que notre existence a un sens. Ce double témoignage constitue les fondations de la foi musulmane. Pour devenir musulman, il suffit d’ailleurs d’accepter de le prononcer. Notons qu’il ne s’agit pas d’adhérer simplement à une idée ou à une croyance, mais bien de prononcer avec sa langue, en arabe, les paroles que Dieu nous a révélées pour formuler ce témoignage. La participation du corps est donc encore une fois nécessaire, de la même manière que lorsque l’on invoque Dieu, ou que l’on récite une sourate du Coran à voix basse lors de la prière. La langue prononce toujours les mots, que ce soit de manière audible ou non. Et on recommande d’invoquer Dieu avec les mots qu’Il nous a Lui-même appris, dans la langue qu’Il a choisie pour s’adresser à nous à ce moment.
On dit que le son entraîne le sens, et il est frappant de constater combien la lecture du Coran en langue arabe, même lorsque l’on ne comprend pas cette langue, peut plonger certaines personnes dans des états spirituels très profonds. On a l’impression alors que le cerveau ne comprend pas, mais que le cœur lui, comprend, au-delà de la barrière de la langue.
Plongée dans une dimension cosmique
La plupart des rituels de l’islam sont rattachés au mouvement des astres dans le ciel. En fonction de la position du soleil dans le ciel, les horaires des prières se déplacent dans la journée au cours des saisons, leur amplitude s’élargissant en été pour se rétrécir en hiver. De la même manière, le mois de ramadan se déplace tout au long de l’année, cette fois en liaison avec le calendrier lunaire. Les mois lunaires étant de 29 ou 30 jours, l’année lunaire comporte 11 jours de moins que l’année solaire. Un même rituel peut donc se situer au cours du temps à différents moments de l’année : la prière du soir a lieu à 17 heures en hiver et à 21 heures en été, et le mois sacré de ramadan peut se situer, selon les années, au cœur de l’hiver aussi bien qu’en plein été. Tous ces éléments contribuent à ancrer les musulmans dans une perception du temps cosmique, au caractère cyclique évident pour tous.
Partant toujours de ce que nous sommes, la prière est inscrite dans un contexte spatio-temporel précis. Elle se fait aux heures fixées par Dieu, et non selon notre fantaisie. Elle est toujours orientée dans la direction de la Mecque, quelque soit l’endroit où l’on se trouve dans le monde. Il s’agira donc parfois de se placer vers le Sud, et parfois vers l’Est, ou même vers le Nord, selon le lieu où l’on est amené à prier. Elle est précédée par des ablutions, qui visent à retrouver une pureté rituelle. Il ne faut d’ailleurs pas confondre pureté et propreté. Même si les ablutions se font le plus souvent avec de l’eau, et que la pureté rituelle induit une certaine propreté, il s’agit selon les mots du Prophète de « revêtir son habit de lumière », ce qui va bien au-delà d’un simple nettoyage. Des matières naturelles comme la boue ou le sable ne sont d’ailleurs pas considérées comme impures, et leur contact n’invalide donc pas les ablutions. Il s’agit aussi au niveau de l’âme de se mettre en disposition de recevoir, de se rendre disponible pour cet entretien spirituel qu’est la prière, ou encore de se mettre « dans l’esprit » de la prière.
L’aumône nous apprend à nous détacher des biens matériels, et à réaliser la grâce qui nous est faite que de pouvoir disposer de quelque chose à donner. On dit que toute chose a son aumône, qui sert à la purifier, et que l’aumône du corps est le jeûne. La chambre d’amis est considérée comme l’aumône d’une maison. L’aumône légale vise donc à purifier les biens que nous avons reçus. Elle nous rappelle que ces biens nous ont été attribués par la Grâce de Dieu, et n’ont pas été acquis par notre seul mérite. Le fait d’en rétrocéder une partie à Dieu revient à reconnaître le Donateur derrière ces bienfaits, et permet également de mettre en œuvre une solidarité nécessaire avec les plus pauvres d’entre les croyants. Le produit de cette aumône est en effet attribué à huit catégories bien précises d’individus, en commençant par les plus nécessiteux.
Le jeûne du mois de ramadan nous rappelle notre foncière dépendance envers notre corps, et donc envers son Créateur. Chaque année, pendant 29 ou 30 jours, plusieurs centaines de millions de musulmans de par le monde jeûnent entre l’aube et le crépuscule. Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, pauvres ou riches, blancs ou noirs, tous les musulmans des cinq continents jeûnent, au même moment de l’année, de la même façon. Tout ceci procure une certaine sensation d’unité et d’appartenance, dans cette quête fervente du retour à notre état originel.
Durant ces heures de jeûne, il est strictement interdit d’absorber la moindre nourriture, la moindre boisson, ou d’avoir des relations intimes entre époux. L’ensemble de notre vie est bouleversé par cette rupture des habitudes. Sans les repas pour les rythmer, les journées semblent s’allonger, et se rendre disponibles pour l’adoration de Dieu. Allégé, le corps est moins pesant, plus porté aux ressentis intérieurs.
Un échange entre le célèbre calife abbasside Haroun al Rashid et son conseiller, Ibn al Sammâk, est un exemple révélateur, entre autres, de l’importance de la nourriture. Au calife ayant demandé qu’on lui servît de l’eau, Ibn al Sammâk demanda :
Ô Prince des croyants, si cette boisson t’était refusée, que donnerais-tu pour l’obtenir ?
Je donnerais jusqu’à mon royaume tout entier, répondit-il.
Ô Prince des croyants, si tu ne pouvais éliminer cette eau de ton corps, que sacrifierais-tu pour pouvoir le faire ? poursuivit l’autre.
Je céderais jusqu’à mon royaume tout entier, répondit-il à nouveau.
Comment donc, Ô Prince des croyants, peut-on se réjouir de posséder un royaume qui ne vaut ni quelques gorgées d’eau, ni un peu d’urine ?...
Ceci montre toute l’importance du corps, et permet de relativiser bien des choses.
Le mois de ramadan est aussi le mois où le Coran est descendu, tout entier incréé, dans le cœur du Prophète Muhammad. C’est à dire qu’au cours d’une nuit de ce mois 2, le Prophète a reçu la visite de l’archange Gabriel, qui lui a demandé de lire, à lui qui était illettré. Et il lui fut donné de lire, finalement, ce qui s’était inscrit dans son propre cœur. On dit que le Coran est descendu en une seule fois dans son cœur en cette nuit particulière, et ce, même si ses versets ne se sont que peu à peu actualisés au cours du temps, durant les années qui suivirent. Ici encore, l’esprit a pris la forme de lettres pour se faire comprendre des hommes, et les ramener sur le chemin de leur Créateur.
Dernier pilier de l’Islam, le pèlerinage se présente comme une mort initiatique, un symbole de ce chemin de retour sur lequel nous sommes tous engagés. Pour s’y rendre, au moins une fois dans sa vie pour ceux qui en ont la possibilité physique et matérielle, il convient de régler toutes ses affaires comme si l’on entamait son dernier voyage. Le musulman sacralise son corps, revêt une tenue d’une seule pièce de tissu non cousu, symbole de pureté, et se présente devant Dieu pour se mettre à son service, en poussant ce seul cri : « Me voici ! ». Le rituel du pèlerinage est extrêmement précis et détaillé, qu’il s’agisse des mouvements, des gestes ou des paroles à accomplir. Libérée des impératifs de choix, l’âme peut se consacrer toute entière à la contemplation.
L’éternité dans l’instant
Ainsi les pratiques spirituelles, qui sont autant de formes d’invocation de Dieu, partent toujours du corps, de l’ici et maintenant, pour s’élancer vers Dieu et vers l’éternité. L’éternité n’est pas de ce monde ; on ne peut la goûter véritablement qu’au creux de l’instant qui passe. En effet, chaque instant contient la Présence divine, mais c’est l’homme qui en est absent. En s’immergeant dans l’instant, on rejoint l’éternel. Si le souvenir peut évoquer le passé dans le présent, c’est que le présent contient virtuellement toute l’extension du temps. Et c’est cela que réalise l’invocation : au lieu de se reporter horizontalement au passé, elle s’adresse verticalement à l’Essence qui régit le passé comme l’avenir.
On pourrait dire la même chose de chaque pratique rituelle : la plongée de l’âme au fond de l’instant permet de renouer le contact avec le divin, et par là, avec l’éternité. Le fait même d’effacer notre ego permet à la conscience de s’ouvrir, et d’être de nouveau irradiée par les Lumières divines.
Ce mécanisme du retour vers Dieu est d’ailleurs une constante dans l’islam. Le repentir n’y est pas synonyme de culpabilisation, et il n’y a pas de rédemption à rechercher. Il s’agit simplement, et dans tous les cas, de revenir à Dieu. Le Coran nous dit que Dieu est Celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant, et incite celui-ci à faire de même. C’est d’ailleurs ce retour, dans sa modalité ultime, qui est encore évoqué par la formule sacramentelle que l’on prononce lorsque l’on se trouve confronté à la mort d’un proche : « En vérité, nous sommes à Dieu, et nous retournons à Lui ».
L’amour humain est un reflet nostalgique de cet Amour absolu qui brûle le cœur du serviteur de Dieu, et le transforme en cendres. Le secret de la spiritualité islamique réside en effet dans la servitude foncière, ontologique, de l’homme par rapport à Dieu. Plus on s’en remet à Lui, plus Il nous prend en charge ; plus on se déleste de nous-mêmes, plus Il nous investit ; plus on s’abaisse, plus Il nous élève. Les pratiques vont dans le sens de ce dépouillement intérieur. Il s’agit d’adopter une attitude pleinement active, mais sans réclamer le résultat de nos actions. Il est aussi essentiel d’agir dans le sens de ce qui nous semble juste, que d’accepter par avance le fait que le résultat de nos actions soit différent de celui escompté.
Pour celui qui est ainsi consumé d’Amour, la mort physique n’a plus le même sens. Si l’âme accompagne nécessairement le corps, auquel elle confère le mouvement, l’esprit est la source de la vie : quand il sort du corps, la vie s’éteint. C’est quand l’âme, du vivant du corps, se marie à l’esprit et se fond en lui, que l’on parle de mort initiatique ou de délivrance.
Pour ceux qui ont perçu le processus de perfectionnement de l’âme et en ont parcouru les étapes, leur âme a conscience de la place qui lui est réservée et la mort, c’est-à-dire le moment ou l’esprit « ar-rûh » quitte sa prison, est si douce qu’elle leur procure une extase spirituelle indescriptible. Libérée de sa geôle, l’âme se sent alors légère et libre, elle est attendue et accueillie dans le monde spirituel.
Il est vrai que Dieu est partout, cependant Il reste voilé pour ceux qui ne se sont pas purifiés. Tant que nous n’avons pas trouvé Dieu en nous-mêmes, nous ne devons pas nous attendre à le trouver ailleurs. Tel est le sens de notre vie, ce dépassement sans fin dans la quête de l’Unique.
Chez mes Frères et Soeurs soufis : http://www.soufisme.org/
21:57 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN dans LES BLOGS AMIS. | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, foi, spiritualite-de-la-liberation, spiritualite, action-sociale-chretienne | Imprimer | | del.icio.us | | Digg | | Facebook | |
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