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21/04/2009

Nous ne sommes pas dans un désert éthique.

Xavier Lacroix est philosophe et théologien moraliste, professeur à l’Université catholique de Lyon dont il est doyen depuis 1997. Il a été nommé en mars 2008 membre du Comité consultatif national d’éthique au titre de l’Église catholique, à la suite du Père Olivier de Dinechin.

       Ce ne sont pas les sciences en tant que telles qui posent des dilemmes éthiques, mais les pratiques, les conduites, les usages qu'elles rendent possibles. La question se complique très vite par le fait que désormais les sciences impliquent elles-mêmes, pour leur propre développement, des pratiques, des techniques, des manipulations. Lorsque celles-ci ont lieu sur le vivant, et singulièrement sur le vivant humain, l'éthique est plus spécialement convoquée.

       Par « éthique » j'entends l'attention aux biens humains fondamentaux impliqués par les conduites. C'est lorsque la vie est concernée dans ses situations de plus grande fragilité que les enjeux éthiques sont les plus vifs : en son commencement, en sa fin, face à la maladie, au handicap, à la dépendance sous ses différentes formes. Là est le domaine privilégié de ce que l'on nomme, de manière quelque peu inappropriée, la « bioéthique ». Mais il faut aussitôt souligner que les questions soulevées ne proviennent pas seulement des avancées de la connaissance. Il s'en faut de beaucoup. Des pratiques comme l'insémination artificielle, comme la gestation pour autrui, l'euthanasie ou l'homoparentalité ne proviennent pas exactement de progrès scientifiques. Elles proviennent d'évolutions culturelles, idéologiques, de faits de mentalités.

       Il m'est demandé de dire de quelle manière je conçois mon intervention comme chrétien, comme membre de l'Église catholique, comme philosophe et théologien, dans ce débat, tout spécialement au sein du Comité Consultatif National d'Ethique. À vrai dire, si l'inspiration du croyant en sa source est religieuse, si cette inspiration est attendue – j'en ai reçu des témoignages – j'ai très vite expérimenté que c'est surtout le philosophe qui est entendu. C'est seulement l'argumentation philosophique qui a une pertinence. Je pense souvent à la formule d'Emmanuel Levinas selon laquelle « parler philosophiquement, c'est parler en s'adressant à tous ». Ce sont des biens humains fondamentaux qui sont en jeu, non des biens confessionnels.



Nous ne sommes pas dans un désert éthique


       Avant d'évoquer les points de divergence, je veux d'abord souligner – ce sera ma première partie– que nous ne sommes pas dans un désert éthique. Il serait erroné de penser ou de parler comme si nous étions une citadelle assiégée, entourés d'interlocuteurs fascinés par la toute puissance, sans repères moraux, comme si la foi ou la révélation nous donnaient des lumières exclusives dans un monde livré à l'obscurité.

En réalité, sur de nombreux sujets, il existe en France un large champ de consensus éthique, dont nous ne sommes pas toujours conscients. Les points sur lesquels la parole chrétienne – plus spécialement catholique – est amenée à faire entendre un désaccord sont en nombre limité. Ils concernent moins ce que l'on nomme les « valeurs » (terme vague) que les enjeux anthropologiques, c'est-à-dire la conception fondamentale de l'humain. Le droit français n'hésite pas à se référer à des principes.

       Quatre principes font actuellement l'accord des esprits, même si, dans telle ou telle circonstance, leur application peut poser des questions :


1. l'indisponibilité du corps humain,

2. la non-commercialisation du vivant,

3. la dignité de la personne,

4. l'autonomie du sujet et son libre consentement.


       On pourrait montrer que les deux premiers principes présupposent toute une philosophie du corps, à laquelle l'Église ne peut que souscrire : celui-ci n'est pas une chose, pas une marchandise ; il participe à la dignité de la personne. Les principaux points de divergence concernent les deux derniers principes énoncés – non dans leur contenu, mais dans leur domaine d'application. Tout le monde reçoit l'impératif kantien : « Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité, dans ta personne et dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen (1) ». La question est alors : à partir de quel seuil reconnaître l'humanité, la personne elle-même ? L'humanité du corps qui n'a pas encore de visage, ou un visage totalement défiguré ?

       On peut être tenté de douter que le respect de la personne fasse norme lorsqu'une vie commence à peine, au stade de 8 ou 64 cellules, avant l'implantation dans un utérus, ou lorsque les conditions empiriques d'expression et de bien être semblent faire défaut. Le mot « dignité » lui-même peut prêter à des usages très divers. La dignité est-elle une propriété intrinsèque de la personne, liée à sa reconnaissance comme telle, ou un ensemble de capacités, de performances, de qualité de vie ?

       L'Église n'est pas la seule à appeler à un respect de la vie en son commencement ou dans sa fin. La très subtile loi «Léonetti », qui a été votée à l'unanimité, pose que « le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie (2) ». « La dignité ne décline pas avec nos forces, la maladie n'altère pas notre humanité, pas davantage que l'approche de la mort », affirmait récemment la ministre de la santé (3). Pour l'embryon lui-même, je ne rencontre que des interlocuteurs qui reconnaissent et affirment qu'il doit être respecté. Tous ont en tête l'article 16 du Code civil selon lequel « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ». À plusieurs reprises, le Comité consultatif national d'éthique a explicité ce principe. Ainsi, en son avis n° 8 : « L'embryon humain, dès la fécondation appartient à l'ordre de l'être et non de l'avoir, de la personne et non de la chose ou de l'animal. Il devrait éthiquement être considéré comme un sujet en puissance, comme une altérité dont on ne saurait disposer sans limite et dont la dignité assigne des bornes au pouvoir ou à la maîtrise d'autrui (4) ». Plus récemment, en 2001, dans un avis concernant l'avant-projet de révision des lois de bioéthique, il affirmait : « La position de fond défendue par le Comité consiste à reconnaître l'embryon ou le fœtus comme une personne humaine potentielle, dont le respect s'impose à tous. (5)»


       C'est à partir du terme « potentiel » que vont se manifester les divergences. L'Église fait partie de ceux qui affirment que l'embryon n'est pas seulement une personne potentielle, mais une personne commencée, initiée. La non évidence de cela donne place à des divergences d'appréciation sur les transgressions possible du principe : en cas de détresse, en cas de malformation ou pour la recherche. Mais, là encore, nous ne sommes pas dans le « n'importe quoi » : les lois de 1994 et 2004 interdisent expressément la production d'embryons en vue de la recherche, de même que le clonage dit thérapeutique – a fortiori bien sûr le clonage reproductif.

       Le débat, en France porte sur un enjeu bien cadré. La loi de 2004 a posé une dérogation au principe que je viens de rappeler : pendant une période de cinq ans, « les recherches peuvent être autorisées sur l'embryon et les cellules embryonnaires lorsqu'elle sont susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à la condition de ne pouvoir être poursuivies par une méthode alternative d'efficacité comparable, en l'état des connaissances scientifiques ». Il est précisé que cette recherche « ne peut être conduite que sur les embryons conçus in vitro dans le cadre d'une assistance médicale à la procréation, qui ne font plus l'objet d'un projet parental. »

       Les termes du débat se précisent ici : faut-il maintenir ou abroger cette dérogation ? Ou encore faut-il la rendre pérenne en supprimant l'interdit lui-même ? C'est un des points qui vont être débattus dans le cadre de la prochaine révision de la loi de 2004. La demande des chercheurs porte sur des embryons conçus in vitro et qui ne font plus l'objet d'un projet parental. C'est dire qu'ils n'ont aucune chance d'être implantés et qu'ils sont voués à être détruits. C'est accorder aux notions d'implantation, de projet parental et de vie à venir un rôle décisif, les érigeant en critères d'humanité. À moins que la visée de progrès thérapeutiques ne soit considérée – je l'ai entendu – comme une manière de reconnaître l'humanité de l'embryon.


Le rôle de l’Église : poser des questions


       C'est ici que le rôle de l'Église – et ce sera ma deuxième partie – est d'abord de poser des questions. D'interroger. De faire ressortir la part d'inconnu, de non savoir dans ce qui se donne dans une apparente évidence. Comme la philosophie, mais pour d'autres raisons : je pense que la foi pousse plus radicalement l'interrogation que le doute philosophique. Il y a toujours un moment où la rationalité est tentée de boucler sur elle-même, alors que la foi est radicalement, intrinsèquement, ouverture à l'inconnu.

       Ici, la part d'inconnu n'est pas mince ! Qui pourrait vraiment affirmer qu'il détient la définition d'un seuil du commencement de la personne, de l'humanité, une fois que la vie a commencé ? Il n'y a pas de définition convaincante. Ni la nidation, ni le projet parental ne sont des critères suffisants. Chacun le pressent bien. Et cela pour une raison bien simple, à savoir que les notions ne sont pas du même ordre. Ni la personne ni l'humanité ne se perçoivent sous un microscope. Ce ne sont pas des notions scientifiques. Elles ne sont reconnues que dans un acte de foi, fût-ce une foi totalement séculière. Les croyants sont gardiens du non savoir : l'origine nous échappe, elle est radicalement inobjectivable. Elle ne coïncide avec aucun commencement. La différence entre « commencement » et « origine » est bien connue des philosophes. Il n'y a pas de seuil parce que la croissance de la vie, du corps, est un processus continu. « Le développement d'un individu à partir d'une seule cellule est une des manifestations les plus fascinantes et les plus mystérieuses des potentialités du vivant (6) », écrit le biologiste Jean-Claude Ameisen – qui, à ma connaissance, ne se présente pas comme catholique. Quant au critère du projet parental, souvent avancé, il ne peut pas longtemps être considéré comme un critère suffisant d'appartenance à l'humanité. Qui pourrait accepter que la volonté d'une ou deux personnes décide de l'appartenance ou non d'un être à l'espèce humaine ? Cela s'est hélas vu aux temps de l'esclavage. Qui pourrait l'accepter ? En vérité, ainsi que le déclarait Jean-Paul II, « il ne revient pas à l'homme de déterminer le seuil d'une humanité ».

       Il faut donc dépasser le schéma selon lequel les chercheurs chercheraient, les scientifiques s'interrogeraient, alors que les croyants seraient bardés de certitudes, de dogmes. Et si le schéma était inversé ? N'est-ce pas parfois le monde sinon scientifique, du moins technique, qui obéit à des évidences – telle par exemple, celle qui est contenue dans la notion d'utilité thérapeutique – et le croyant qui interroge ces évidences ?

       On pourrait trouver d'autres exemples. Les débats autour de la gestation pour autrui posent la question : qu'est-ce qu'une grossesse ? Que se passe-t-il pendant la gestation ? Peut-on considérer ce temps comme une parenthèse, au terme de laquelle l'enfant pourrait être rendu à ses parents d'origine ? Une naissance peut-elle faire l'objet d'un contrat ? A-t-elle un prix ? Pourquoi valoriser, dans ce cas, la filiation génétique alors que dans d'autres situations, tel le don de gamètes, elle semble passer au second plan ? À propos du don de gamètes, précisément, certaines questions sont instructives par le fait même qu'elles sont insolubles : faut-il maintenir ou non l'anonymat du donneur ? Le gamète n'est-il qu'un simple matériau, un instrument permettant une naissance, ou est-il inscrit dans une histoire, en provenance d'une personne, porteur de ses caractéristiques héréditaires, prenant place dans une généalogie ? Il est des cas où une attention sans limites à la souffrance conduit à oublier ce qui est en jeu. Dans son livre-témoignage où il pose très bien ces questions, Arthur Kermalvezen écrit : « Tout est fait pour déresponsabiliser au maximum les couples qui, à cause de leur souffrance, sont reconnaissants aux blouses blanches au point d'en oublier de penser (7) ».

       Globalement, la grande question, la question de fond est : que veut dire "être humain", appartenir à l'humanité ? Cela ne signifie pas seulement appartenir à l'espèce humaine, comme à une espèce animale. Cela signifie être intégré à une histoire, reconnu, nommé. Mais nul ne pourrait prétendre que ce versant relationnel, volontaire soit suffisant. Être humain, ce n'est pas seulement être déclaré tel par d'autres êtres humains. C'est aussi, c'est d'abord avoir reçu un corps, un corps singulier. Comment tenir ensemble ces deux ordres, celui du corps, celui de la parole, sans absolutiser aucun des deux ? Comment articuler avec justesse corps et parole, en évitant de sacraliser soit l'une soit l'autre ? Comment reconnaître, en deçà de cet embranchement, la dimension donnée de la vie ? Que signifie "la vie est don"? Y a-t-il un acte ou seulement des processus derrière ce don ? Nous sommes là confrontés au non savoir. À un non savoir radical, qui est celui de l'origine. L'origine – du latin orior, se lever – échappe radicalement à tout savoir. Ce non savoir est un appel au respect. Appel au respect de ce qui est à tout le moins une vie humaine commencée, un corps humain en développement, un être humain initié.


Deux points de questionnement


       Ces interrogations ne concernent pas seulement le commencement ou la fin de la vie. Pour élargir la perspective, j'évoquerai, dans une troisième partie, deux autres points de questionnement.


Les limites du principe d'autonomie.


       L'autonomie du sujet, le respect de son consentement éclairé est au cœur des dispositions juridiques et du discours consensuel aujourd'hui. Que ce principe soit central, en lien avec celui de dignité, est indéniable. Mais qu'il soit suffisant, qu'il puisse être érigé en norme absolue est une autre affaire. Il doit être clarifié et complété. L'autonomie morale, telle que la définit Kant, n'est pas l'autonomie empirique ou psychologique. Elle est ouverture à l'universel et donc à des biens humains fondamentaux qui débordent la seule situation particulière. Ce principe doit donc être complété par d'autres principes, à commencer par ceux de solidarité et de bien commun. Par ailleurs, la notion de « consentement libre et éclairé » pose de nombreuses questions. Dans des situations comme le diagnostic prénatal, les personnes sont souvent dans une grande vulnérabilité. Quelle autonomie peuvent-elles exercer ? Les livrer à leur seule décision, n'est-ce pas faire peser sur leurs épaules une lourde charge ? Plus même, n'y a-t-il pas des situations où, comme le préconisait récemment la Commission nationale consultative des droits de l'homme, « la personne doit être protégée contre elle-même (8) » ? Fondamentalement, et nous touchons là plus spécifiquement aux intuitions des religieux – pas seulement chrétiens – l'autonomie de la personne est centrale mais elle n'est pas absolue. Elle renvoie à une obéissance, une réception, un don. Selon les termes de Levinas, la liberté en son fond est « une autonomie reposant sur une suprême hétéronomie (9) ».


Pouvons-nous être cartésiens jusqu'au bout ?


       Chacun se rappelle le propos du Discours de la méthode selon lequel les sciences pourraient nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature (10) ». Globalement et fondamentalement, tous les esprits éclairés perçoivent aujourd'hui le caractère irréalisable – heureusement irréalisable – de cette utopie. Mais, dans le détail, face aux questions particulières, face aux souffrances surtout, face aux nouvelles possibilités pratiques, il est difficile de poser une limite à la logique de la maîtrise. Un exemple qui est plus qu'un exemple : l'interruption médicale de grossesse. Initialement, dans les lois de 1975 et 1994, celle-ci était envisagée seulement pour « les affections d'une particulière gravité, reconnues comme incurables au moment du diagnostic ». Mais le nombre des affections pouvant être identifiées n'a cessé de croître. Parallèlement, l'intolérance à certaines déficiences ou malformations n'a cessé elle aussi de grandir. Ce qui fait que des voix s'élèvent désormais contre un risque de dérive eugénique. Même si le terme reste connoté péjorativement, la pratique risque de se mettre en place. Dès lors qu'il y a un diagnostic de trisomie 21, dans 96 % des cas, en France, est prise la décision d'interrompre la grossesse. La trisomie est pourtant loin d'être la plus grave des affections. Et il y aurait matière à réflexion sur le rejet qu'elle suscite. Plus même, des statistiques indiquent que 8% environ des interruptions médicales de grossesses ont lieu suite à un diagnostic de fente labiale ou palatine. Oui, l'intolérance à la malformation grandit. Des expressions redoutables voient le jour, comme « qualité des gamètes », « qualité de vie », « enfant de qualité ». Il y a un moment où l'accueil de la vie dans ses imperfections fait partie de la vérité de la vie. Nul ne peut se mettre à la place des personnes concernées, mais il y a une dimension collective, sociale, culturelle de la question.

       Un des écueils actuels, qui se profile pour d'autres enjeux, comme la procréation à tout prix, est de vouloir tout résoudre par la médecine. C'est d'un médecin que je tiens cette idée. Non, la médecine ne peut répondre à tout, soulager toutes les souffrances. C'est moins la volonté de puissance que la compassion excessive qui est ici en jeu. Stéphane Zweig parlait de la « pitié dangereuse ». Il y a un moment où cette pitié fait oublier d'autres biens humains fondamentaux. Dans son avis 72, le CCNE affirmait : « la vraie maîtrise consiste à savoir où s'arrêter ». Selon les termes d'une jeune philosophe, « être avec n'est pas nécessairement agir (11)».


       Pour finir, je réunirai trois principes fondamentaux auxquels la foi chrétienne peut nous rendre particulièrement sensibles, ou encore attentifs, ou encore vigilants. La vigilance non comme supériorité ou monopole, mais comme responsabilité. Selon les termes de Kierkegaard, « le croyant est un veilleur ».

        Le premier principe sera celui de vulnérabilité. La vulnérabilité est l'envers de l'autonomie. Elle appartient intrinsèquement à la condition humaine. Il est des situations où elle se manifeste tout particulièrement. La tentation serait de vouloir la nier. Certains détournements de sens du mot « dignité » expriment cette négation. C'est au contraire à partir des situations de plus grande vulnérabilité que l'inspiration chrétienne interprète l'existence : l'enfant, le malade, le vieillard, la personne handicapée ou dépendante, l'enfant à naître. Le sort fait aux situations de plus grande fragilité sera le critère de jugement éthique prioritaire.

        Le deuxième principe sera celui de l'incarnation. L'unité de la personne, ce qui veut dire du sujet et de son corps, est centrale en christianisme. Cela correspond à une intuition existentielle. L'être humain est un. C'est au cœur de la chair que souffle l'esprit. Cela est particulièrement sensible devant le visage, devant le corps d'un enfant qui vient de naître. Il n'a pas encore nos capacités, nos compétences, nos performances et pourtant nous reconnaissons en lui un être déjà spirituel (12). Comment cela ne serait-il pas déjà vrai, déjà à l’œuvre dans l'invisible du corps maternel ?

        L'éthique chrétienne, catholique surtout, a du goût pour le réalisme de la vie donnée par le corps, dans le corps. La vie spirituelle, autrement dit la personne, n'est pas seulement mentale, culturelle. Le réel humain ne se réduit pas au biologique, mais il passe par lui. Il se donne à travers lui, il l'intègre. L'attention au corps oblige au dépassement du subjectif, ou à toute forme d'idéalisme. Le corps est signifiant. Le donné biologique lui-même est signifiant. L'émerveillement devant la croissance de l'embryon, puis du fœtus est la face affective de cette conscience. Comme le disait un théologien orthodoxe, « la nature est le langage le plus immédiat du créateur ». Affirmer cela ne revient nullement à sacraliser la vie. Il y a longtemps que la pensée judéo-chrétienne a appris à désacraliser la vie. On peut s'émerveiller devant la vie sans la sacraliser, c'est-à-dire sans en faire un absolu, en reconnaissant que l'essentiel est spirituel. Mais, comme le disait Péguy, « le surnaturel est lui-même charnel ».

       Le troisième principe sera de dépasser le point de vue individuel. Ce qui est en jeu dans ces questions ne relève pas seulement du désir, des droits, voire des souffrances individuels. C'est le sens du lien qui est engagé, des liens interpersonnels mais aussi du lien social. Celui-ci passe par des valeurs communes, des interdits communs, des options communes. Le député Jean Léonetti souligne dans un entretien que le rapport à la personne en fin de la vie implique le sens « de la solidarité et du lien (13) ». L'enfant à naître est appelé à entrer dans un ensemble de liens : liens de parenté, d'affiliation, impliquant une structure familiale. Quelle chance aura-t-il d'avoir un père et une mère ? Une généalogie cohérente et lisible ? L'éthique implique des options non seulement sociales, mais anthropologiques.


       Vulnérabilité, incarnation, sens des liens, voici trois principes dont les chrétiens n'ont pas le monopole mais auxquels leur héritage, l'inspiration reçue de leur foi les rendent particulièrement attentifs et qu'ils peuvent partager avec d'autres croyants, comme avec des non croyants.


 


1. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, deuxième section.

2. Loi du 22 avril 2005, relative « aux droits des malades et à la fin de la vie ».

3. Roselyne Bachelot, audition par la Mission d'évaluation de la loi sur la fin de vie, 14

octobre 2008. La Croix du 16.10.08.

4. Annexe à l'avis n 8, 1986.

5. Avis n° 67, 2001.

6. Jean-Claude Ameisen, La sculpture du vivant, Paris, Seuil, 1999, p. 22.

7. Arthur Kermalvezen, Né de spermatozoïde inconnu, Presses de la Renaissance, 2008, p. 5.

8. Commission nationale consultative des droits de l'homme, Contribution au débat « Droit de l'homme, bioéthique et rapport au corps », Paris, 2008.

9.« L'autonomie humaine est une autonomie reposant sur une suprême hétéronomie. » E. Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1972, p. 25.

10. « Nous les pourrions employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont

propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » Le discours de

la méthode, VIe partie.

11. Agatha Zielinski, « Avec l'autre, la vulnérabilité en partage », Etudes, juin 2007.

12. « Personne ne peut dire à quelle profondeur un cœur d'enfant peut percevoir la

réalité des choses et de l'être ». Gustave Siewert, Aux sources de l'amour. Métaphysique de l'enfance (trad. fr.), Paris, Parole et Silence, 2001, p. 135.

13. Entretien, La Croix, octobre 2008.


19:33 Écrit par BRUNO LEROY ÉDUCATEUR-ÉCRIVAIN dans THÉOLOGIE. | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, foi, spiritualite, spiritualite de la liberation, action sociale chretienne |  Imprimer | |  del.icio.us | | Digg! Digg | |  Facebook | | | Pin it! |

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